Ma France 2022 : plusieurs jours passés aux côtés des fondateurs très motivés de la Vaulx Academia, jeune structure d'accompagnement vers l'emploi d'un public hors des radars des institutions.
C'est une simple salle, au quatrième étage d'un immeuble dans lequel cohabitent plusieurs associations. Il est 09h30, Jessim Hamza m'accueille comme si j'étais déjà venue ici. Franchir cette porte semble avoir un effet immédiat, un seuil après lequel, quiconque se retrouve dans un lieu familier.
Le co-fondateur de la Vaulx Academia a 22 ans, diplômé dans l'animation, il a une expérience solide et surtout un 6e sens pour accueillir la jeunesse, ses talents et ses doutes. La salle a manifestement été quittée la veille au soir. "On a fait une soirée sur Twitch pour un projet de Web radio", Les bouteilles de Coca, d'Oasis et les choco BN sont toujours sur la table.
Invisibles pour qui ?
Réorganisation rapide de l'espace pour cette nouvelle journée qui commence et Jessim entame avec ferveur, deux chaises en mains, la présentation de son projet : "Nous on va pas les chercher les jeunes, ils viennent tous seuls. Je ne trainerai personne à faire quoi que ce soit." Le ton est donné. "Notre but est de rendre sa dignité à un public isolé. Porter le message qu'il ne faut pas subir. Quand t'as pas les codes tu subis. Nous on dit aux jeunes qui viennent ici de devenir indépendants."
Très vite, il remet en question un terme ambigu selon lui. Invisible. On les qualifie d'invisibles mais ils sont bien là, et nombreux. Peut -être que ce sont plutôt les institutions qui sont devenues invisibles pour eux. Eux, ce sont les fameux NEET, des jeunes sans emploi, ni en études, ni en formation. D'après les derniers chiffres de l'INSEE, de 25 à 29 ans, "près d’un jeune sur cinq est NEET : à ces âges les jeunes sont beaucoup moins en formation initiale qu’entre 15 et 24 ans, et plus en emploi ; mais ils sont également plus au chômage".
Le dernier rapport de l'INSEE daté de 2019 souligne que près de 13 % des jeunes en France sont dans cette situation. "Il est temps qu'il y ait une remise en question de la part des adultes, des responsables, des structures concernées. Il y a souvent une démarche un peu condescendante à l'égard de ces jeunes." Je veux lui faire développer mais le bal de la journée va commencer.
_"Bonjour!"
_"Salut ça va ? Vas-y entre, sois pas timide là. Fais comme d'hab". Jessim s'adresse à Illyès et Soumiya, tous les deux ont 17 ans, et sont venus travailler sur un projet de jeu interactif. Ma présence est vite oubliée autour de la table, les idées vont commencer à fuser. Un stagiaire dans l'informatique les rejoints, Chamseddine est plus âgé mais il voulait combiner des engagements à Vaulx et sa reconversion professionnelle. Il participe donc à l'élaboration de l'identité visuelle de la Vaulx Academia. Deux autres jeunes filles arrivent. Elles poussent la porte, saluent brièvement et sont soudain comme chez elles, à écouter ce qui se passe et à se greffer sur le projet de jeu. Nous sommes mercredi, elles n'ont visiblement pas cours mais c'est ici qu'elles choisissent de venir passer leur après-midi.
A Lyon, on venait me dire qu'en fait j'étais normal
Pas d'inscription, de programme, d'horaires mais des projets qui motivent à revenir. "Ici c'est l'école des autodidactes, on est une Académie, c'est à dire qu'on est là pour monter des projets. Tout le monde monte en compétence."
Nous voilà interrompus par Illyès qui interpelle l'assemblée pour le jeu-concours qu'ils sont en train de concevoir avec Soumiya. Il se pose une question sur les lieux le plus pertinents. L'ensemble de la pièce, se met donc à réfléchir avec lui.
_ Tiens tu pourrais peut-être bosser avec eux ?, me demande Jessim.
_ Ok.
Et me voilà autour du tableau blanc à construire un projet de budget, de communication, avec ces jeunes autour de leur jeu-concours.
D'autres jeunes poussent la porte. Salut rapide. Sacs à dos au sol et tout le monde se met au boulot.
Une fois qu'on a un peu avancé, j'en profite pour leur poser quelques questions. Et on en revient à cette fameuse question de condescendance.
"Moi on m'a orienté dans le sport mais ça ne me plaît pas. Je me tourne vers la comptabilité maintenant" me dit Illyés. "On a une méconnaissance des métiers, on ne nous les présente pas assez". Alors les gens se mettent des barrières tous seuls. "Moi je continue à avoir de l'ambition. Mais on entend toujours les mêmes choses quand on vient de banlieue. Tu n'es pas capable de parler, t'as pas le vocabulaire adapté... "
Un de ses amis surenchérit. "J'ai eu des gens qui venaient me voir pour me dire qu'en fait j'étais normal." Lui est scolarisé, à Lyon 6e. "On m'a rejeté, comme si je valais moins bien que les autres. C'était dur. Mais moi, quand on me dit que je ne peux pas faire, j'ai envie de le faire."
L'esprit quartier
C'est ce que Jessim Hamza appelle "l'esprit quartier". Il commence à m'expliquer et la porte s'ouvre à nouveau. Sweet-shirt écru barbe bien taillée, sourire immédiat. Voici Adem Chaïeb, le deuxième fondateur de la Vaulx Academia. En réalité, il était déjà au boulot depuis un moment. Mais dans un immeuble voisin où il a accepté un CDD d'accompagnateur de projets d'entreprises. Adem est étudiant à la prestigieuse et coûteuse EM Lyon. Une des plus réputées en termes de business de management. Il y prépare un Master en finances de marchés et consacre son année de césure à créer la Vaulx Academia.
On reprend sur l'esprit quartier dont il est un parfait exemple. "J'avais un rêve, devenir trader en banlieue. On m'a aidé à me poser la question: pourquoi eux et pas moi?"
Eux, ce sont ceux qui ont une peau moins typée, un nom qui sonne moins tunisien et une adresse plus centrale. " Il y a du chemin à faire" convient-il "mais surtout dans nos têtes."
C'est ça l'esprit quartier, on a de la créativité, parfois de la colère face aux différences mais en les refusant on a des ressources pour que chacun provoque sa chance.
"Moi j'ai grandi ici" reprend Adem. "Dans un environnement où on ne vous valorise pas. Ta seule issue c'est de croire en toi c'est un peu à l'américaine mais t'as pas le choix."
Beaucoup de jeunes que je rencontre en ont marre de se retrouver dans des métiers auxquels on leur a fait croire qu'ils n'étaient destinés. "Alors beaucoup d'entre eux viennent me voir pour créer leur business. L'école n'a pas voulu de moi, je vais m'en sortir par moi-même."
A la Vaulx Academia l'idée est donc de développer ce fameux esprit. Jessim en est convaincu, "ça se travaille ce truc qui fait la différence." Comment? "En saisissant toutes les branches ! Regarde on a parlé de notre académie à San Francisco via une conférence en visio et maintenant on va peut-être pouvoir y aller...qui sait?"
2 jeunes sur 5 au chômage
Mais alors concrètement comment faire bouger les lignes? Un fossé se creuse entre des mondes qui à force de ne plus se comprendre, ont fini par ne plus parler la même langue. Les entreprises, les missions locales, les structures d'insertion ... "Si on nous appelle c'est que tous les autres avant nous ont échoué" explique Jessim.
Alors, l'association passe des heures à recenser des offres d'emplois et des CV. Sur le téléphone, sur l'ordi, des bases de données rassemblent une centaine de candidatures spontanées et des offres récurrentes. L'enjeu: développer des outils pour faire en sorte que recruteurs et demandeurs d'emploi se rencontrent.
La Vaulx Academia réfléchit à une application pour que ses bases de données soient plus lisibles et que tous les publics puissent s'en emparer. "Le problème c'est la communication, les entreprises n'ont pas de candidats et les demandeurs ont l'impression qu'ils n'ont pas d'offres."
Un constat que partagent les équipes de la mission locale de Vaulx-en-Velin. Dans certains quartiers de la ville, le taux de chômage des jeunes frôle 40%, soit 2 jeunes sur 5.
50% des emplois dans le transport et la logistique
En 2021, 734 nouveaux jeunes se sont inscrits à la mission locale et 2205 ont été accompagnés. "Beaucoup d'entre eux ont besoin de formations mais c'est un parcours du combattant car peu d'entre eux ont les prérequis pour accéder aux formations qualifiantes."
Sur 2205 jeunes accompagnés, 1034 ont accédé à l'emploi. Près de la moitié dans le transport et la logistique, en tant que cariste notamment. Ensuite viennent les services à la personne, puis l'hôtellerie.
"On essaie de les toucher avec les réseaux sociaux" explique Marie Dumontet en charge de la communication. "Nous avons créé un compte Snapchat sur lequel nous envoyons des infos et des offres. On les encourage à faire une capture et à approfondir avec leurs conseillers.
Chaque mois, la mission locale organise un forum emploi autour d'un thème et chaque année, l'opération Job Avenir réunit une trentaine d'entreprises et plus de 600 jeunes au Groupama Stadium.
Des initiatives que saluent les fondateurs de la Vaulx Academia mais qui selon eux, restent insuffisantes pour changer la donne. "Il y a besoin de facilitateurs car le système est grippé" explique Jessim Hamza.
Des parcours tracés ?
Deux jours après notre première rencontre, je les rejoins au centre social du quartier Santy La Plaine, à Lyon, dans le 8e arrondissement. Avec Adem et Hugo Burdet, scénariste associé à de nombreux projets, ils interviennent auprès de jeunes de 14 ans, pour un atelier audiovisuel sur le thème des discriminations.
Avant que les adolescents se mettent en mouvement, il y a toujours une période de latence, cette fameuse dilatation du temps qu'on ne comprend plus passés 25 ans... Alors j'en profite pour évoquer les structures d'accès à l'emploi des jeunes.
"Le problème, c'est qu'on ne leur propose que des boulots peu attractifs. Comme perspective d'avenir on leur dit : toi tu vas porter des cartons! C'est pas des sous-métiers mais à 17/18 ans on peut imaginer qu'ils peuvent encore se former...et non! On leur refuse!" A son indignation, je réponds par la réponse de l'administration, ce fameux "parcours du combattant car ils n'ont pas les prérequis pour accéder aux formations qualifiantes."
C'est le cas de ces ados par exemple dont certains sont déjà décrocheurs.
A première vue, dans une salle de classe habituelle, il me semble qu'il serait très difficile de capter leur attention. Au bout d'une demi-heure d'attente à faire des allers-retours dans les couloirs, ils finissent par arriver. Les chaises ne sont pas installées, les tables non plus. Ils s'approprient les lieux qu'ils connaissent bien, à pas de fourmis pour être sûrs de pouvoir faire demi-tour au cas où.
Se faire respecter
Et puis on rappelle l'objet du jour : écrire des scénarios et jouer des sketches sur la discrimination. Le sujet semble loin de l'accès à l'emploi et pourtant, leurs choix sont révélateurs. Contrôles au faciès, entrée des boites de nuit, deal aux pied des immeubles. On se croirait dans les années 80 alors que ces gamins sont nés en 2007. Ils s'autodéterminent comme étant à part.
Premier scénario: un contrôle de police "inversé" :
"Les bacqueux" (agents de la Brigade anti criminalité) sont noirs et arabes. Ils arrêtent deux français blancs. Tristan et Pascal.
Premier essai: les jeunes se trompent. Ils ont tellement intégré ce type de situations qu'ils n'arrivent pas à la jouer à l'envers. On reprend :
_"Contrôle de police vos papiers.
_"Tristan tu restes tranquille!
_"Moi c'est Pascal...
_"Ouais c'est pareil!"
La scène est hilarante, très bien jouée et très bien écrite. En une demi-heure ces quatre garçons dont certains un peu paumés quant à leur avenir au collège ont démontré leur rapidité d'exécution, leur créativité, leur agilité d'esprit. Assis derrière une table, ils n'auraient probablement pas réussi.
L'idée est donc de trouver des moyens pour rebondir après ce type d'activité et leur démontrer leurs compétences. "Il faut donner sa chance à tout le monde" m'explique Adem. "On a des compétences mais on nous juge sur d'autres choses. "
Légitime d'ouvrir toutes les portes
Avec des jeunes de l'association, la Vaulx Academia, a créé le MOI le Mix d'Outils d'Introspection. Un questionnaire conçu comme un questionnaire de personnalité mais avec des questions inattendues.
Retour dans la salle associative de Vaulx-en-Velin...
_Qui est ton méchant préféré? Quel animal te représente le plus?..." Des questions directes et adaptées aux jeunes qui répondent volontiers et bien plus naturellement qu'avec les traditionnels "citez-moi 3 défauts".
Ahlem, 17 ans, voit en elle, une louve, elle voudrait travailler dans ses rêves aux Etats Unis mais pour faire quoi? _"Je sais pas".
Tout le monde "brainstrorme" . Il doit y avoir une douzaine de personnes dans le local, arrivées les unes après les autres. "Ça nous donne des outils pour mieux nous connaître. Chacun écrit sa carte d'identité professionnelle en repensant les codes des CV traditionnels."
Après une demi-heure de discussions sur son profil, Ahlem sourit, l'air convaincu. "Tu pourrais trouver ta voie dans les enquêtes, la recherche d'information...." lui soufflet-t-on dans l'assemblée.
_Journaliste?
_Ah non ça c'est sur...
_Et pourquoi pas, la police, les services de renseignements ?
_Ah oui!
Ses yeux grands ouverts se mettent à briller. Tous autour de la table savent qu'il va falloir pousser bien plus d'une porte, que celle d'un immeuble associatif de Vaulx-en-Velin, pour y arriver.
Il va falloir en forcer quelques-unes, accepter de s'en prendre d'autres au nez... mais cesser de se demander si on est légitime pour entrer. C'est le pas le plus difficile, l'esprit quartier guide les suivants, certains passeront par la fenêtre, si la porte est fermée.