Du 3 au 9 octobre, la semaine bleue est l'occasion de porter notre regard sur les séniors et leur place dans la vie sociale. Sur le plateau des Minguettes, à Vénissieux, plusieurs femmes racontent leur histoire d'invisibilité et de conquête de la parole.
Leur démarche est calme et assurée à la fois. Par ce soir d'automne, elles sont recouvertes de plusieurs couches de vêtements comme une carapace qui les protège de la fraicheur, mais qui les dissimule aussi un peu. Par habitude, ces femmes ne se font pas remarquer, ne prennent pas de place et ne font pas de bruit même si elles savent porter fort la voix, héritage méditerranéen oblige.
Elles sont d'origine algérienne, marocaine, tunisienne ... mais "les Minguettes c'est mon pays" résume fièrement l'une d'elle quand on l'interroge sur ses origines. Zora, Fatiha H, 62 ans, Fatiha Z, 79 ans, Zahia, 75 ans et Touria, 65 ans sont voisines.
Cependant, elles ne se connaissaient pas vraiment. Certaines habitent pourtant le quartier depuis plus de 20 ans, il leur manquait un lieu où se retrouver.
Leurs points communs ? L'exil, les Minguettes et des rencontres au sein des centres sociaux de la ville. Des ateliers réfléchis et co-construits avec un groupe de 14 femmes âgées de 55 à 80 ans et originaires d’Algérie, du Maroc et de Tunisie, une anthropologue : Julie Leblanc et deux artistes : Bénédicte Bailly, photographe et Julie Martin-Cabetich, artiste plasticienne. L'idée est de constituer des espaces de parole et de les restituer "pour donner une autre image des Minguettes".
Des femmes invisibles
"On s'amuse, on partage et ...on mange!" raconte Zahia dans un éclat de rire. "On a fait du théâtre, on est sur Youtube et quand c'est le moment de sortir au centre, on est contentes de sortir de chez nous."
"Oui on est même allées à la piscine, on découvre tout ça ensemble et ces dames sont devenues presque ma famille", raconte Fatiha, la doyenne du groupe.
Ces femmes, quand on les entend, semblent avoir eu des vies parallèles. Comme si tout avait continué d'avancer tandis qu'elles restaient dans l'ombre. "Oui les femmes sont invisibles", confirme Julie Leblanc, anthropologue.
"Et pourtant quand je suis allée dans le quartier des Minguettes j'ai réalisé qu'elles étaient une figure centrale dans le quartier et dans les familles". Pour travailler sur leur mémoire et leur transmission, Julie Leblanc est partie de leurs photos, d'archives personnelles, de souvenirs... "Prépare-toi à voir ce qu'est une vieillesse à regarder par la fenêtre" lui a-t-on dit.
"Nous on n'a fait qu'élever nos enfants"
Souvent lorsqu'il s'agissait de se raconter la même phrase revenait : "Nous on n'a fait qu'élever nos enfants", selon la chercheuse :
C'est une mémoire à laquelle on ne s'est pas intéressée. Le quartier étant souvent représenté par le biais de l'islamisme et de la délinquance, on a même dévalorisé leur héritage.
Julie Leblanc Anthropologue
Ces femmes sont donc restées invisibles depuis leur arrivée en France, une histoire commune à toute une génération de mères de familles venues du Maghreb dans les quartiers populaires de banlieues françaises. "Au sujet des femmes immigrées âgées, souvent figures centrales au sein de leur famille, leur vécu est peu connu à l’échelle du quartier, de la ville et encore moins au niveau national. Cette invisibilité constitue un paradoxe au regard de l’ancrage historique et de la mobilité quotidienne de ces femmes dans l’espace urbain local mais aussi national et transnational qu’elles habitent souvent depuis les années soixante", précise Julie Leblanc dans un article de présentation de ses recherches.
Des parcours d'exil
Cette histoire n'est pas propre à Vénissieux, ni aux immigrées du Maghreb mais à celles qui ont en commun un parcours d'exilées dans les quartiers populaires.
C'est notamment ce qu'a cherché à démontrer Nadir Dendoune, journaliste, écrivain réalisateur, en produisant un film sur l'histoire de sa propre mère Messaouda Dendoune. "C'est arrivé un peu par hasard", raconte-t-il. "Fin 2014 mon père se casse le col du fémur, puis il tombe malade et doit être placé dans un centre spécialisé. Ce fut un déchirement pour ma mère, elle s'en voulait énormément. J'ai commencé à la filmer, au départ c'était pour faire un film de famille et puis très vite on a vu qu'il y avait des pépites." Des Figues en avril, un film à portée universelle qui a été projeté 170 fois et vu par 15 000 spectateurs, dont les Minguettoises.
Après la projection qui a eu lieu à Vénissieux, beaucoup avaient les larmes aux yeux, comprenant que leur histoire n'était plus confidentielle. "Nos mamans sont restées dans l'ombre de leurs maris explique Nadir Dendoune, mais la vrai star c'est elle!", affirme-t-il fièrement en regardant Messaouda, 86 ans, qui lui répond d'un regard espiègle. Depuis la sortie du film, elle parcourt la France pour présenter son histoire et la partager.
Ma maman a été invisible toute sa vie alors que c'est une héroïne de France
Nadir Dendoune
" Elle a mis au monde 9 enfants français. Et aujourd'hui l'idée c'est qu'au lieu d'être dans un discours victimaire il faut prendre la parole. Mais quand t'es pauvre, femme et âgée tu peux te gratter pour avoir la parole. "
_" Oui j'ai compris que j'avais le droit de parler, c'est vrai..." murmure Messaouda dans le micro la tête penchée vers Nadir, avant de répondre pendant une heure aux questions du public.
"J'ai appris que j'étais un fils de paysans"
Dans ce film dont de nombreuses scènes sont tournées dans la cuisine, lieu à la fois sacré et intime, plusieurs passages font référence à la solitude, et à l'exil. A travers ce qui apparaît comme des détails, on saisit l'importance de cette parole pour toute une génération en quête de racines et d'identités souvent multiples.
Lorsque Nadir propose à sa mère d'aller manger au restaurant, sa réponse est immédiate : "On n'est pas des bourgeois pour manger dehors. On est des paysans!" Messaouda Dendoune fait référence à sa vie de bergère en Kabylie, où " elle vivait entourée de chèvres". Nous sommes loin, très loin de l'image de la femme perchée au dixième étage d'une tour en Seine Saint Denis, au nord de Paris.
"Ce que j'ai appris avec ce film c'est que j'étais un fils de montagnards, de paysans, et c'est un bel héritage." partage Nadir Dendoune.
Assis sur un banc à regarder passer les tramways
Une génération d'enfants reconnaissants et soucieux de mieux connaître leur passé semble apporter un peu de lumière sur ces personnes souvent isolées après 60 ans. A quelques centaines de mètres du cinéma des Minguettes, dans le quartier de la Darnaise, les aînés sont aussi au cœur des préoccupations d'une toute jeune association.
Solidarnaise c'est l'idée de Marwan et Kévin, deux amis d'enfance, la trentaine. Ce qui les touche, c'est "de voir les parents assis sur un banc à regarder passer les tramways toute la journée".
"On les oublie souvent les personnes âgées", regrette Kévin. Le jeune homme reconnait qu'il existe dans centres sociaux et des propositions de la ville mais " les nôtre ils n'y vont pas!" affirme-t-il sûr de lui. "Il y a une frontière qui fait qu'ils restent dans le quartier, il faut aller vers eux". C'est pourquoi les deux anciens habitants du quartier veulent revenir avec leur projet, et des idées plein la tête.
"On pourrait aider les anciens à porter leurs courses, les aider à se déplacer, créer une conciergerie!"
Marwan, fondateur de l'association "Solidarnaise"
"Les personnes âgées ne se voient pas, elles se croisent devant l'ascenseur..." regrette Marwan. L'urgence selon lui, c'est de recréer du lien. "J'ai plein de gens pour me suivre!", affirme t-il enthousiaste.
_"Mon rêve, ça serait que des juges m'envoient des jeunes pour des TIG !(travaux d'intérêt général)" raconte le jeune homme qui n'est pas sans connaître les salles d'audience. "Il faut sortir certains de leurs quartiers et il faut se rendre utile" pour sortir d'une spirale négative!" Il sait de quoi il parle, et son regard noir en dit long sans avoir besoin d'en comprendre plus.
"En fin de compte tu crèves ici"
Puis arrive Aziz, il vit aux Minguettes depuis 69 ans, il y est né. Avec lui, le ton change. Il est ouvert à la discussion et partage les constats mais avec plus de gravité.
"Je m'occupe d'un couple de 90 et 87 ans. Ils vivent dans un T2 insalubre. Ils sont vulnérables et ne peuvent plus se défendre alors ils vieillissent là dans des conditions déplorables. C'est une génération qui s'éteint, il faut qu'ils vivent en dignité.
C'était censé être transitoire ces cités, mais c'est devenu mortuaire. Ils te mettent ici et te disent que c'est pour 6 mois et en fin de compte tu crèves ici "
L'invisibilité des aînés dans les quartiers prioritaires peut en effet aboutir à des situation de grande vulnérabilité comme le constatent des associations comme les Petits Frères des Pauvres, toujours en recherche de bénévoles sur Vénissieux.
Ce qui joue sur la visibilité de ces personnes, conclut Julie Leblanc dans son travail sociologique sur les Minguettes, ce n'est pas leurs supposées différence culturelle mais "une question de capital économique et social".