Entre débrouille et économie de la survie : Les habitants des quartiers du Plan et de Fontbarlettes en banlieue de Valence (Drôme) comptent chaque euro dépensé.
L'accueil est chaleureux, l'appartement soigné et décoré avec soin. Une citronnade maison bien fraîche n'attendait plus que ma visite pour rejoindre la table. Après plusieurs rencontres dans le quartier du Plan à Valence, j'en suis à mon 5e café, alors cette préparation acidulée est plus que bienvenue.
J'épargnerai le paragraphe sur celles et ceux qui n'ont pas beaucoup de moyens et pourtant se montrent très généreux. Tel ne sera pas le ton de cet article. A Fontbarlettes et au Plan les habitants veulent en finir avec une image misérabiliste de leurs conditions de vie mais acceptent volontiers de montrer comment ils essaient de s'en sortir. Ils vous offrent des cafés car ils savent recevoir mais surtout parce qu'ils vous invitent à prendre le temps d'échanger avec eux. Trop souvent, regrette-t-on ici, journalistes politiques, architectes et décideurs ne font que passer.
Alors bien assise sur une banquette beige molletonnée, je savoure cette citronnade et remercie mon hôte d'avoir accepté ma visite. Aïcha a 33 ans, elle est née à Fontbarlettes et est très attachée à ce quartier. Elle y a grandi, elle y a rencontré son mari et a eu 5 enfants qu'ils élèvent dans un appartement en location.
Tout l’argent du mois dans des enveloppes
Si elle a accepté de me rencontrer c'est "parce que peut être ça pourra donner des idées à quelques familles qui ne s'en sortent pas." La porte est ouverte mais par souci de pudeur et de discrétion elle ne souhaite pas être photographiée. Très vite nous arrivons dans le vif du sujet. Aïcha gère son budget à l'euro près et m'en fait la démonstration.
Dans de petits classeurs très bien organisés, elle range tout l'argent dont elle dispose pour le mois." Puis une série d'enveloppes suivent pour les dépenses hebdomadaires. Je suis admirative devant les étiquettes et les billets de 10 ou 20 euros méticuleusement rangés par poste de dépense.
Alimentaire, santé, beauté …"celle, là elle est vide!" commente-t-elle.
_"Qu'est-ce que tu en as fait demande son amie" Jessica, venue, elle aussi participer à la discussion
_"C'est pour mon mari et mon fils, ils sont allés chez le coiffeur."
Tout fait maison, même la lessive, trop chère
Le plus gros budget de la famille c'est l'alimentation. 180 euros par semaine, pour sept personnes. Pas un de plus. "La nourriture c'est ma bête noire" insiste Aïcha, dont les sourcils se froncent. "Je me lève à 5 heures du matin pour tout préparer. Je veux que mes enfants mangent bien, et je n'ai pas les moyen d'acheter des produits transformés alors je fais tout." Chaque matin, 40 pancakes, sur la table du petit déjeuner. Aîcha me montre sa réserve d'œufs, " je suis un peu stressée, je ne suis pas sure qu'il m'en reste assez jusqu'à la fin du mois".
_"Et s'il n'y en a plus?"
_"Et bien on fera sans!"
Avec 5 enfants, il faut compter en moyenne deux machines à laver par jour. Alors désormais la mère de famille a décidé de fabriquer elle même sa lessive avec du savon de Marseille et du bicarbonate, impossible de payer autant de lessive que nécessaire au supermarché.
Voter pour se donner bonne conscience
Son amie, Jessica, élève seule ses deux enfants dans les immeubles voisins. Elle s'inquiète davantage des loyers et des charges. Ses mensualités ont augmenté et elle a le sentiment que tout est plus cher. "regrettent les deux amies.
Deux citronnades plus tard j'évoque, avant de nous quitter, l'élection présidentielle à venir. "Moi je suis trop absorbée par mon quotidien, de toute façon je m'adapterai" conclut Aïcha. Son amie pense aller voter mais sans conviction ni confiance "pour se donner bonne conscience"
2900 euros pour deux et un EHPAD à 2400 euros
Depuis plusieurs mois, nous consacrons des articles à ces deux quartiers périphériques de Valence. Et comme souvent quand il s'agit de secteurs classés prioritaires, un sentiment d'enfermement, d'exclusion est partagé par les habitants.
Phénomène inattendu, le quartier en réalité attire des visiteurs. Des habitants des quartiers alentours qui ne venaient jamais ici rejoignent la place au pied de la tour de l'Europe tous les mardis matin. C'est jour de marché. Rachel, 75 ans petite doudoune fleurie, est venue avec sa sœur d'un quartier plus central de la ville. "C'est la seule façon pour moi de continuer à manger des fruits et des légumes" me raconte-t-elle.
"J'ai une petite retraite et mon mari a la maladie d'Alzheimer". Le couple touche 2900 euros de retraite...dont 2400 pour l'EHPAD spécialisé. "J'ai un loyer de 750 euros. Je ne sais pas jusqu'où ça va aller...." En désespoir de cause elle a écrit au président de la République, une bouteille à la mer dont elle espère qu'elle touchera l'Elysée.
"Je vais m'offrir un petit plaisir" dit-elle devant un plateau de mille-feuille. "Vous ne vendez pas que la moitié monsieur?" "Non désolé madame", répond le vendeur avec un large sourire. Il s'appelle Nassim. Un passant lui dit :
_"Mais tu n'étais pas là il y a 5 minutes?"
_"Non il y avait la police."
Je ne comprends pas, l'homme vend des gâteaux, quel est le problème? A mon regard interrogatif il me dit : "tu veux un café ?" Et c'est reparti...
J'écoute attentivement. Nassim est là depuis 7 ans, arrivé d'Algérie, mais il est sans papiers. Il habite à Fontbarlettes et il veut gagner un peu d'argent. "Sans papiers, impossible d'avoir une carte commerciale." Alors il joue au chat et à la souris avec les agents en uniforme, et les commerçants de la place s'arrangent pour lui donner un coup de main. Chose rare pour une personne dans sa situation, il insiste pour que je le prenne en photo. " Ecrit que je ne fait de mal à personne!" me demande-t-il.
Solidarité à tous les étages
Ces systèmes de solidarité se retrouvent à tous les niveaux. En passant la porte de la boucherie, juste derrière le stand de Nassim, je constate que la dizaine de clients présents viennent acheter de petites quantités.
_"5€52 s'il vous plait" puis 9€79, 6€45 ... "On est un peu devenus leurs frigos" commente Nordine, le gérant de la boutique. "On a beaucoup de petits paiements par carte bleue, que nous n'avions pas avant" raconte-t-il, soucieux de ne pas donner une image négative de ses clients.
"Les gens sont très discrets et même quand on essaie de les aider, ils n'acceptent pas toujours." Un système de panier suspendu a été mis en place dans la boucherie. Certains payent un peu plus cher pour aider ceux qui ne peuvent pas acheter ce dont ils ont besoin. Même s'il constate les difficultés, Nordine note un retour chez l'artisan, "on voit les gens revenir chez nous, ils n'achètent pas beaucoup mais ils préfèrent manger mieux."
Son voisin, installé dans le quartier depuis 30 ans fait le même constat. Gérant du "Comptoir fruitier", on l'appelle Ahmidouche dans le quartier. Casquette marron en tissus épais sur la tête, il est réputé pour être dans l'échange avec ses clients qui se posent volontiers devant sa caisse pour discuter. "Je suis obligé de casser les prix ici" explique-t-il... Marcelle et Mathieu, retraités, ont engagé la conversation et acquiescent. "Le pouvoir d'achat a vachement baissé ici..."regrettent-ils.
"On a l'impression qu'ils font une sélection, avec la rénovation urbaine. Ils construisent des logements neufs qui attirent ceux qui s'en sortent un peu mieux et du coup ils partent et il reste des personnes en difficultés." Les deux retraités sont tout à fait d'accord quand ils estiment que le quartier s'est dégradé. "Et ça va être de pire en pire " affirme Marcelle.
_"Il faut dire qu'entre la crise, le COVID et la guerre... Les gens ne sont pas bien, il n'y a pas beaucoup de place pour l'optimisme" ajoute Ahmidouche.
Des charges multipliées par deux
Marcelle poursuit : "Bah oui, les charges augmentent à vue d'œil" . Et elle a raison. Le bailleur du parc social de 8500 logements sur les deux quartiers prioritaires de Valence se prépare à répercuter une hausse très importante du prix des matières premières.
En clair pour un T3 de 65 m2 le coût du chauffage va passer de 40 à 80 euros. Des prix multipliés par deux pour des budgets très serrés... La présidente de l'office HLM se prépare à voir de nombreuses familles en défaut de paiement et appelle à ne pas attendre la dernière minute. "Nous pouvons accompagner les familles si elles n'y arrivent pas une fois que la situation est trop catastrophique" explique Annie Paule Tenneroni. Valence Romans Habitat augmente les loyers de 1,2% par an depuis 2017. Une hausse règlementaire qui s'appliquera mécaniquement chaque année jusqu'en 2024. Des travaux de rénovations énergétiques ont été lancés et une chaufferie bois permet de limiter les augmentations sur le réseau urbain de chaleur.
Des efforts qui existent et coûteux, mais ne suffiront probablement pas à absorber les hausses à venir. Les habitants que nous avons rencontrés ont tous en commun de se maintenir à la surface, avec des dépenses les plus restreintes possibles. Mais dans les mois à venir certains foyers n'auront d'autre choix que de s'endetter pour se loger, manger, se chauffer.
Voter pour compter
Aïcha et Jessica, les deux amies et mères de familles du Plan, réfléchissent à mettre en place une tontine. Un système de micro crédit entre particuliers pour s'entraider.
Quant aux élections, dans ces quartiers où moins de la moitié des électeurs ont voté en 2017, l'espoir de gagner en pouvoir d'achat grâce à un bulletin de vote ne frôle pas les esprits.
Nordine, boucher de père en fils depuis 1987, où travaillent 7 salariés ne baisse pas les bras. Avec un collectif d'anciens, nommé Valence demain, il espère convaincre ses voisins et amis d'aller voter. Car "tant que les quartiers populaires ne compteront pas électoralement les choses ne peuvent pas changer".
Apolitique ou plutôt : "athée politiquement" dit-il, il regrette que le cadre de vie ne se soit pas amélioré, selon lui, dans le quartier. Il espère du renouveau en concertation avec les habitants. "Regardez cette place" dit il, "elle est toute neuve, mais il n'y a que des pigeons. Personne n'y va c'est trop froid. Avec la tour de l'Europe, on dirait un mirador, et une cour de prison...." Optimiste par nature, il continue d'aller de l'avant et fait parti de ceux qui veulent rester pour que vive le quartier. "Moi j'ai pris perpet" ironise t-il.
_"Je vous offre un café?" la discussion se poursuit sur les médecins, les ingénieurs les créateurs d'entreprise qui ont quitté le quartier ou se sont installés à l'étranger. Mais cela fera l'objet d'un autre article, lors notre prochaine rencontre.