Coronavirus : un Ramadan et un Aïd déconfinés, mais "le coeur n'y est pas vraiment"

Dans le plan de déconfinement, le gouvernement avait interdit toute cérémonie dans les lieux religieux. Lundi 18 mai, le Conseil d’Etat a jugé cet arrêt "disproportionné et illégal". Les musulmans de Grenoble ne sont pas très "partants pour célébrer l'Aïd qui marque ce Ramadan si particulier.

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"La pire des choses serait de rouvrir trop vite, trop fort et d'être ensuite amené à refermer" déclarait le président Emmanuel Macron il y a quelques semaines. Face à la pandémie de coronavirus, et la crainte d'une seconde vague de contamination, le gouvernement avait indiqué ne pas souhaiter la réouverture des lieux de culte avant la fin de l'été. 

Le 7 mai 2020, le ministre de l'Intérieur, en charge également des Cultes, Christophe Castaner précisait qu'il allait "travailler avec l'ensemble des responsables cultuels aux conditions d'une reprise des cérémonies religieuses d'ici la fin du mois".

Lundi 18 mai, le Conseil d'Etat, la plus haute juridiction administrative de France, a ordonné à l'Etat de lever son interdiction sous huit jours, estimant que  qu'elle portait "une atteinte grave et manifestement illégale" à la liberté de culte.

Pour le juge des référés, "des mesures d'encadrement moins strictes" peuvent être prises, à l'image de "la tolérance appliquée aux rassemblements de moins de 10 personnes dans d'autres lieux ouverts au public".

 

Un Ramadan inédit... en confinement


Après les Pâques chrétienne et juive, le Ramadan, avait débuté le 24 avril dernier, calculé sur le cycle de la lune, dans une atmosphère bien particulière. 

Dans le quartier Teisseire, l'Immam de la Mosquée El Feth, comme les autres responsables religieux musulmans, avait indiqué dès le 15 mars qu'il préférait "fermer purement et simplement les lieux de prière, jusqu'à nouvel ordre"- alors que les églises restaient ouvertes- invitant les fidèles à accomplir leurs prières journalières chez eux.

Sur le site internet, les appels à la vigilance, le rappel des règles du confinement, ont pris le pas sur les rendez-vous religieux.
 
Pas de rassemblements pour les fidèles donc, ni repas de rupture de jeûne en commun, traditionnellement organisés chaque année par les mosquées (une quinzaine sur l'agglomération de Grenoble) ou les associations caritatives. 

Dans le quartier Saint-Bruno, comme à Teisseire ou ailleurs, une lourde chape de silence s'est abattue sur le cours Berriat, habituellement bruissant de conversations joyeuses et bruyantes en cette période de jeûne, envahi de parfums d'épices et d'effluves de fleur d'oranger.

Un quartier Berriat désert, comme on ne l'a jamais vu ! Sauf peut-être l'été dernier, quand les volets s'étaient tous refermés aux températures étouffantes de la canicule, rien à voir toutefois avec ces rues baillonées, rideaux baissés, échoppes, bars à chichas, éteints et muets, toute la journée.
 


Même paré de ses plus beaux atours, confinement oblige, c'est d'un pas lent, lourd, et souvent seul, que l'on sort, acheter  "l'essentiel', le temps de la seule petite heure autorisée, depuis le 17 mars, Jour J du confinement.
 



A l'heure du déconfinement progessif, à partir du 11 mai, l'atmosphère a indéniablement changé. Plus besoin d'attestation en poche, mais au programme, distanciation sociale, affiches et consignes sanitaires à tous les coins de rue, et rassemblements toujours prohibés.

Les coiffeurs, les boutiques, les restaurants et les cafés sont toujours fermés. "C'est ce qui manque le plus, confie Redouan Lemsiem, les retrouvailles après le repas au coucher du soleil, l'esprit de joie d'être ensemble, l'esprit de fête, les soirées sont longues, même pour les enfants".
 

"Rien n'est comme avant, tout est différent"

Le buraliste n'a jamais fermé boutique, mais son chiffre d'affaires a déjà chuté de moitié. L'avenir ? Il ne sait pas encore comment cela va exactement se passer. Ce sont des clients, des amis, qui lui ont fourni les masques qu'il porte. Il en a commandé, il y a déjà plus de 15 jours, pour pouvoir en vendre, comme d'autres buralistes du secteur, mais ils n'ont toujours pas été livrés...
 


Il a bataillé pour s'équiper d'une plaque de plexiglas : trop long, trop cher, trop compliqué. Difficile pourtant, surtout au début, de faire respecter les distances préconisées sur un trottoir très passant et très étriqué.

Il a bien fallu s'adapter, "mais ce n'est pas pareil, l'ambiance est totalement différente". Sur les chaînes du Maghreb, qu'il suit d'un oeil, Redouan, d'origine de Fez au Maroc, n'entend souvent que les versets égrenés sur une image fixe du Coran.
 

Dans son magasin, quelques friandises traditionnelles, qui rappellent que le Ramadan bat son plein. Une période de fraternité, de partage, qu'il aime particulièrement.

"D'ordinaire, j'ouvre le tabac la matinée et dès 14 heures, je file rejoindre et aider la famille juste à côté, les femmes qui ont préparé tous les mets de fête. C'est un moment que j'aime beaucoup; là, j'attends plutôt 18h, 18h30, tout est différent".
 

A quelques mètres de là en effet, Samira est toute seule à l'étal, ou presque, contente tout de même que les plats, et les mets ne se vendent finalement aujourd'hui pas si mal, heureuse aussi d'avoir retrouvé l'air libre :" il ne faut pas trop se plaindre, le confinement en revanche était difficile, je finissais par en avoir assez d'être enfermée, occuper les enfants, ménage, cuisine et mon mari qui tournait en rond comme un lion en cage(...) pour l'instant, tout le monde est en bonne santé. On a mis un fil de sécurité, cela respecte l'éloignement préconisé".

Mais elle regrettte : "c'est vrai que les filles manquent, les soeurs ou tantes qui d'habitude font la cuisine ici, tout derrière, elles manquent aux gens, elles me manquent, les clients ne peuvent pas demander comme d'habitude à la volée un peu moins d'épice ou plus de menthe, je dois les appeller à chaque fois, par téléphone, là où elles font les préparations, ce n'est pas la même chose".

 

Des petites entreprises sur la corde raide

Quand on évoque la possibilité de célébrer l'Aïd, la question n'est pour personne une priorité. Juste à deux pas, ce sont les règles sanitaires qui restent l'une des préoccupations de Yasmine qui a mis en place son échoppe dans le petit local d'un membre de la famille qui a préféré fermer son kébab le temps de la crise, "parce que cela revenait plus cher de rester ouvert".
 

A la chaleur du four, on ne supporte pas le masque, mais il faut redoubler de vigilance pour l'hygiène, gants de rigueur mais surtout des sols lavés à l'eau de javel au moins 3 fois dans la journée.
 



 
 

Malgré son sourire, Yasmine est inquiète. La crise ne lui a pas vraiment fait de cadeau : son époux d'abord, resté coincé en Algérie, confiné, lui aussi sans possibilité pour l'instant de retour : "ils ont rapatrié ceux qui avaient la nationalité française, lui n'a qu'une carte de séjour pour l'instant. On s'appelle, ça va à peu près".
 

En revanche, c'est pour l'avenir, financier  en particulier, qu'elle s'interroge : propriétaire d'un hammam à Le-Pont-de-Claix, elle a dû le fermer pendant plus de deux mois. Elle a certes obtenu une aide de 1500 euros débloquée dans l'urgence par l'Etat, mais "cela suffit à peine pour se nourrir. Nous n'avons plus un centime dans les caisses... j'ai rouvert il y a quelques jours, au compte-gouttes, mais les gens sont inquiets, ils ont peur, même les clients les plus fidèles sont réticents, et je ne sais pas, absolument pas si l'on retrouvera la vie d'avant, je ne sais pas si mon hammam va pouvoir financièrement tenir". 

 

Toujours confinées...de part et d'autre des frontières


A quelques jours de la fin du jeûne, chacun ses soucis, comme ces deux jeunes étudiantes, Chama et Soukaina qui ont vécu le confinement ensemble. La première était venue de Casablanca rendre visite à son amie, et s'est retrouvée... confinée, loin de ce qu'elle avait prévu. "Ca s'est bien passé" raconte Soukaina, "parce que j'ai un peu d'espace dans mon petit logement de ma résidence étudiante, mais j'ai bon nombre d'ami(e)s qui se sont retrouvés coincé(e)s, dans d'autres villes, et sans argent, dans une vraie galère".

Soukaina se demande pour l'instant comment, mais surtout quand elle va pouvoir retrouver sa famille, ses parents, médecins tous les deux à Casablanca. Elle vient de décrocher son diplôme, après 3 ans d'études à l'Ecole de Management de Grenoble. Elle a pu, même en ce momemt, répondre à des offres d'emploi, des entretiens via skype, et une offre intéressante... à Amsterdam. "Je verrai bien, tout est un peu incertain, je ne sais pas si je pourrai vite reprendre l'avion, et puis les prix risquent d'augmenter".
 


Et comment a-t-elle vécu ce Ramadan ? "J'ai toujours respecté le jeûne, c'est la deuxième fois que je le vis ici, et non au Maroc. C'est sans doute lié à la peur du Covid, mais j'ai trouvé les gens un peu méfiants, et puis j'ai l'impression que les règles sanitaires ne sont pas ... scrupuleusement respectées, si vous regardez autour de vous, vous vous rendez compte que c'est un peu... désordonné".

C'est aussi l'avis de cette jeune femme qui travaille en équipe médicale, en relation avec le Samu sur le terrain : "C'est vrai que dans le quartier, c'est un peu compliqué, les gens ne réalisent pas que le virus est là, encore et encore et qu'il risque de repartir, qu'il fait des dégâts. Même s'ils font des efforts, il y a des attroupements et sur le plan sanitaire, c'est un peu léger" .
 


Alors faut-il célébrer l'Aïd ? "C'est à mon avis prématuré, répond-elle. Moi je vis et je porte la Foi en moi, mais l'Aïd, en mode Covid, ç'est d'abord hasardeux pour la santé de tout le monde et ça n'a pas vraiment pour moi de sens. C'est un moment fort et symbolique pour nous, pendant lequel nous avons besoin de nous retrouver les uns avec les autres, les uns contre les autres, vous avez déjà assisté à la célébration à Alpexpo, nous sommes des milliers habituellement... non vraiment, cette année, même si c'est autorisé, je n'irai pas. Dans notre religion, la vie humaine doit être protégée."

A vrai dire, place Saint-Bruno, personne n'est vraiment "partant" : le coeur n'y est pas, et les préoccupations prioritaires... plutôt ailleurs. Certes, ils marqueront ensemble la fin de ce Ramadan si particulier, ensemble, dans la limite des règles des rassemblements autorisés.

L'Aïd, mode Covid ou non, Fouzi Djardi n'a guère le temps d'y penser. Après une  toute petite semaine de fermeture à l'annonce du confinement total, "le temps de s'organiser un peu et de voir comment cela se passait", il est resté sur le pont,  souvent tard même dans la soirée :"On a fait des promotions, on s'est bien rendu compte que bon nombre d'habitants avaient des soucis d'argent, et puis on a surtout réparé, remplacé, rafistolé, des téléphones, des câbles, en pagaille, le téléphone, c'était particulièrement important pour tout le monde, pour rester en contact avec ses proches, là-bas, au pays mais même parfois à quelques kilomètres de là, à quelques patés de maison, avec les Anciens aussi qui étaient assignés à résidence".
 

Sur la place, au coeur de Saint-Bruno, la discipline de la distanciation d'un mètre entre chacun,  a souvent tendance à se ...relâcher, particulièrement à la lueur des derniers rayons du soleil qui annonce la rupture de l'ascèse.
 


Comme partout, ici, tous ont hâte et espèrent que ce "fichu virus nous laisse en paix, enfin. C'est d'autant plus compliqué pour nous, méditerranéens. Nous, on  parle avec les mains, on a besoin de se toucher, d'échanger, de s'embrasser, c'est notre habitude, notre culture, oui enfin... comme n'importe quel humain, à travers toute la planète".

Alors en quittant le cours Berriat, on a envie de garder en tête ce beau sourire de Samira, et ses mots d'Espoir : "je ne sais pas si la vie d'avant reviendra, mais il ne faut pas oublier ce que nous avons appris de ce jeûne-là : oui, nous avons besoin les uns des autres."

 
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