Au tribunal pour enfants de Brest, trois magistrats se partagent les dossiers nombreux de protection de l'enfance, mais aussi les affaires de mineurs délinquants. Immersion dans un lieu d'ordinaire très fermé où nous avons pu suivre une juge des enfants.

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 "Par ici, lance l'homme chargé de me guider. On va prendre l'ascenseur". Je m’attends à grimper dans les étages du palais de justice de Brest pour rejoindre la juge des enfants, Stéphanie Le Bouffos. Or, il presse sur le bouton "- 1". J’ai du mal à cacher mon étonnement.  "Le tribunal pour enfants, au sous-sol, c'est particulier". Il lève un sourcil et me glisse, mi-amusé : "J’ai connu un magistrat qui disait ‘je vais à la mine’ quand il y descendait". L’analogie me laisse perplexe.

Les portes de l’ascenseur s'ouvrent sur un vaste hall transformé en une salle d’attente qui pourrait ressembler à celle d'un médecin : un alignement de chaises pour les adultes. Des tables basses avec livres et jouets pour les enfants. Aux murs, des dessins. Aux fenêtres, des barreaux. Et ce silence assourdissant que la voix chaleureuse et souriante de Stéphanie Le Bouffos vient balayer quand elle m’accueille. C’est avec elle que je vais découvrir le métier de juge des enfants et le fonctionnement d'un tribunal où le huis clos est la règle d’or.

"Tu peux avoir une vie très jolie"

Ce jour-là, la juge des enfants ne préside pas d’audience pénale, mais assure des audiences d’assistance éducative, "cela représente 80 % de mon travail" confie-t-elle. Ces 'rendez-vous' ont lieu dans son bureau et ne visent qu’un seul objectif : la protection de l’enfant.

"Un petit café avant que l’on démarre" me propose la magistrate qui a accepté ma présence aux différentes rencontres qu’elle va mener. Je me tiens juste derrière elle, assise, et face aux familles, enfants et adolescents qu’elle reçoit. Avant chaque audience, elle leur demande si je peux rester. Aucun ne refuse.

Une adolescente de 17 ans, toute frêle, s’avance dans le bureau de la juge et prend place. Elle vit dans une famille d'accueil. La juge doit se prononcer sur son maintien ou non dans cette famille.
"Comment tu vas ?
- Ben, ça va.
- C’est ce qui m’a été dit aussi, que tu vas bien. Ce n’est pas simple ce que tu vis mais je sais que tu as de la ressource"
.

Ni le père ni la mère de cette jeune fille n'ont souhaité venir. Le couple est séparé. "Le père nous a répondu qu’il y avait le couvre-feu et qu'il n'y a jamais de place pour se garer devant le palais de justice" m’explique Stéphanie Le Bouffos à l’issue de cette audience. Quant à la mère, "c'est très compliqué. Elle nous a écrit et on sent bien que sa crainte, c'est d'avoir à récupérer sa fille".

La juge suit le dossier depuis deux ans. Elle sait aussi que cette audience est capitale pour l’adolescente puisque ce sera la dernière. "Dans un an, tu auras 18 ans et je refermerai le dossier à ta majorité, la prévient-elle. Tu pourras le consulter si tu le souhaites. D’ici là, tu pourras aussi m’écrire si tu en ressens le besoin".
Pendant une heure, la magistrate va peser chaque mot avec soin, lui rappeler, avec sa bienveillance naturelle, qu’elle doit se concentrer sur les personnes qui lui font du bien, "il n’y a pas de fatalité, tu peux avoir une vie très jolie". La jeune fille sourit. "De toute façon, cela ne sert à rien d’imaginer qu’un jour ce sera bien avec mes parents. Je n’ai rien à attendre de leur part" lâche-t-elle soudain.

La juge des enfants rend sa décision immédiatement après l’audience : elle renouvelle le placement de l’adolescente jusqu’à ses 18 ans. "C’est une jeune fille réservée, qui a traversé des tempêtes, dit-elle une fois que nous nous retrouvons seules. Elle évolue bien, elle a une force intérieure incroyable, une capacité de résilience qui me fait dire qu’elle s’en sortira".


Il faut aimer ce métier pour le faire, sinon on ne peut pas. La tragédie, la douleur, la souffrance sont mon quotidien. Ce qui me raccroche, c’est de faire quelque chose qui a du sens. Je rends justice à l’enfant

Stéphanie Le Bouffos, juge des enfants


Stéphanie Le Bouffos reconnaît que son métier navigue "aux confins du droit, de l’éducatif et de la psychologie. Il faut que l’on soit rassurant, précise-t-elle. D’autant que l’on est face à des situations d’insécurité. Avec les enfants, je fais rentrer de l’émotion autrement cela ne fonctionnerait pas. Avec les parents, des adultes donc, je vais à la fois accueillir leur parole et recadrer pour que cela ne déborde pas dans le bureau".

Des parents, en voici deux, très jeunes, qui s’assoient face à elle. Ils ont l'air un peu perdu, un peu ailleurs. Leur fille, âgée de 3 ans, vient d'être placée dans une famille d'accueil, suite à une alerte des travailleurs sociaux chargés du suivi éducatif à domicile. "Ils ont fait ce que l'on appelle un repli, indique la juge. Ils estiment qu'il y a risque de danger et obtiennent le placement en urgence, sans besoin d'attendre une décision de justice". Cette audience avec le père et la mère de l'enfant est organisée pour confirmer le placement ou, au contraire, le lever.

"A vous de montrer à votre enfant que c'est possible"

"Comment ça se fait que la situation se dégrade comme ça ? interroge Stéphanie Le Bouffos. Votre enfant a besoin de vous, de parents qui tiennent la route" insiste-t-elle. 
Les parents aux traits juvéniles accusent le coup. Leur histoire est complexe et semble même leur échapper. "La santé psychique de l'un et l'autre m'inquiète" dit la juge.
A aucun moment, elle ne pose de jugement de valeur. Elle écoute, attentive, acquiesce d'un hochement de tête, n'esquive rien, oscille entre douceur et fermeté, amène patiemment le couple  à une prise de conscience, appuie sur ce qui peut faire déclic. "Je vais réfléchir avant de prendre ma décision, leur annonce-t-elle. J'en ai pour quinze minutes, vous pouvez aller prendre l'air".

Elle s'installe devant son ordinateur. Avec l'aide de sa greffière, elle rédige l'ordonnance de jugement qu'elle remet ensuite aux intéressés. La fillette est placée pour une durée d'un an avec un droit de visite des parents dans un lieu neutre, une fois par semaine et sous la surveillance d'un médiateur. Le père essuie une larme. La mère l'observe un instant puis pose la main sur son bras. 
Ils s'apprêtent à partir. Stéphanie Le Bouffos les arrête. "Dites-vous que ce n'est pas la fin de quelque chose, ce placement. Cela ne veut pas dire que tout est fini. A vous de montrer à votre enfant que c'est possible".
Ils quittent le bureau, sonnés, "oui parce qu'on voit bien qu'ils ont de l'attachement pour leur fille. Sauf qu'ils ont des carences éducatives graves, peut-être parce qu'eux-mêmes n'ont pas reçu grand chose dans leur parcours de vie". Elle ne cherche pas d'excuse. Juste comprendre. 


"Peu importe si la veille, j'ai pris cher"

Si les audiences sont terminées pour la journée, la magistrate va passer encore de longues heures dans son bureau à la décoration discrète. Quelques affiches de Tintin et Astérix sous verre, des dessins d'enfants. Rien d'ostentatoire. Juste ce qu'il faut pour se sentir plus à l'aise.     

Avant de se pencher sur la pile de dossiers posée sur une table, elle s'accorde une petite pause avec sa greffière, raconte que "dans le service, on parle beaucoup entre nous, il y a une bonne ambiance". Elle émet un regret : "ne pas bénéficier d'une supervision, comme les psys, pour pouvoir vider le trop plein".
Quand elle rentre chez elle, elle cloisonne. Tout au moins, elle essaie. Il n'y pas si longtemps, elle ramenait du travail à la maison, "ou alors je revenais au tribunal le dimanche pour assimiler la masse de documents et être à jour".

Trois juges, toutes des femmes, et quatre greffiers font tourner le tribunal pour enfants de Brest. Chacune gère environ 500 dossiers. Comme ses collègues, Stéphanie Le Bouffos est passée maître dans l'art de courir après le temps... et les moyens. La justice des mineurs en manque. "Un 4e juge et un 5e greffier ne seraient pas de trop".

Malgré les écueils et l'impression "de prendre un TGV tous les jours", cette juge ne perd jamais l'enthousiasme qui la tient debout et en éveil. "Même si les audiences ont été difficiles aujourd'hui, même si la fatigue morale se fait sentir, je dois être disponible à ceux qui viendront demain. Peu importe si, la veille, j'ai pris cher".

"Il faut qu'ils rencontrent la loi"

"Approchez-vous de la barre, s'il vous plaît". Quand je retrouve Stéphanie Le Bouffos, deux jours plus tard, c'est dans la salle d'audience civile. Elle a troqué son blazer contre sa robe de magistrat, ses escarpins contre des baskets blanches. Ce vendredi matin, elle préside le tribunal pour les mineurs. Et le ton, d'entrée de jeu, n'est plus le même. "Là, il faut qu'ils rencontrent la loi. On est au pénal. Ils ont commis des délits".

Ni public ni media ne sont habituellement admis ici. Les affaires s'enchaînent, les unes après les autres. Avec plus ou moins de fluidité. Quand ce n'est pas l'avocat d'un des prévenus qui se fait attendre parce qu'il plaide un autre dossier en correctionnelle dans la salle voisine, ce sont les prévenus d'une même affaire qui arrivent en ordre dispersé. "Maître, finit par demander la juge, votre client est-il enfin parmi nous ?". "Il est en route normalement". Stéphanie Le Bouffos lève les yeux au ciel. "C'est compliqué d'avoir un dossier complet ce matin".

Les minutes passent, une légère agitation s'empare du lieu, les avocats s'interpellent d'un banc à un autre. La porte battante finit par s'ouvrir. Les retardataires ont à peine mis un pied dans la salle d'audience qu'ils se font vertement rappeler à l'ordre par la présidente de séance. "Messieurs, quand on comparait, on prend ses dispositions pour être à l'heure et pas selon votre convenance". L'un des trois bredouille "les embouteillages". La juge le coupe et passe à ce qui les amène devant le tribunal pour enfants (TPE). Paradoxe : tous sont désormais majeurs.
"C'est toute la difficulté, souligne Stéphanie Le Bouffos. Mineurs au moment des faits mais jugés quatre ans plus tard. Ce délai fait perdre le sens. Pour certains, le TPE, c'est presque anecdotique, surtout quand ils sont aussi en attente de jugement chez les adultes"
Pour d'autres, le premier passage au tribunal agit comme un électrochoc. "Sur un certain nombre d'entre eux, le rappel à la loi, ça fonctionne. Le principe, c'est l'éducatif. La peine, c'est quand l'éducatif n'est plus possible"


Le côté pédagogique de l'audience au pénal est essentiel. On est dans l'explication de la loi. Pour éviter que le mineur ne prenne la mauvaise pente

Stéphanie Le Bouffos, juge des enfants


Une juge, deux casquettes, "qui ne sont pas si antinomiques que cela, note-t-elle. Quand je dois juger un mineur délinquant, je garde à l'esprit d'apporter de l'aide, même si je sanctionne". Il lui arrive de mettre en examen des mineurs qu'elle a suivis dans le cadre d'une audience d'assistance éducative. "Je peux les retrouver du côté pénal, malheureusement. Mais, dans ce cas, ce n'est pas moi qui les jugerai au TPE car il y aurait incompatibilité. Je peux, en revanche, les recevoir dans mon bureau et prononcer leur mise en examen".

Le cadre, la loi. "Et pour le reste, on y met ce que l'on est" sourit la magistrate brestoise qui endosse le métier par choix "et par appétence, ajoute-t-elle. Le juge des enfants, il est regardé comme le juge un peu social... ça me va, cette étiquette car je suis au coeur des problèmes de société. Les parents maltraitants que je reçois, ils ont leur propre histoire de vie, leurs pathologies, leur vulnérabilité, leurs carences. C'est un fait. Mais, moi, je suis là pour protéger l'enfant et rien que l'enfant".
 


 

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