"Seul le chant est traditionnellement associé aux femmes". Et si la musique était une affaire de sexe

La journaliste Anne Gouerou s'est intéressée à l'inégalité entre sexes, dans tous les domaines. Elle en a fait une série, diffusée tous les dimanches dans Bali Breizh. Dans ce nouvel épisode, elle s'est intéressée au monde de la musique bretonne.

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Anne Gouérou est journaliste indépendante.  Dans la série qu'elle a réalisée, intitulée Reizh Direizh , elle aborde le sujet de l'inégalité des sexes, à différentes étapes de la vie. 

Chaque semaine dans Bali Breizh sur France 3 Bretagne

Les épisodes de la série d'Anne Gouérou sont diffusés chaque dimanche à 9 h 55 dans l'émission en langue bretonne Bali Breizh sur France 3 Bretagne.

Nous les publions également chaque semaine ici, sur notre site. Ils sont accompagnés d'une explication de l'auteure sur son travail et son constat. 

Ce cinquième épisode s'intéresse " au pouvoir de la musique ", sous l'angle de l'égalité des sexes. 

 Retrouvez le 5ᵉ épisode de Reizh Direizh :

Le mot de l'auteure :

"Pour traiter de la place des femmes dans le spectacle vivant, je choisis de contacter Marthe Vassallo, l'une des grandes voix de la scène bretonne. Ces dernières années, j'ai été impressionnée par plusieurs de ses contributions pour des colloques, notamment celui sur les musiques au féminin 1 à Albi, ou encore celui sur la place des femmes dans les musiques trad'2 à Nantes. Il faut dire que, depuis une bonne dizaine d'années, les femmes de culture ruent vraiment dans les brancards. Ça a débuté par la publication de chiffres, qui ont permis d'objectiver la situation au moyen d’indicateurs indiscutables. Nous n'en retiendrons que quelques-uns ici : si les filles représentent plus de la moitié des effectifs des écoles de musique nationales (55 %), elles ne sont plus qu'un quart des interprètes de musique, tous genres confondus. En musique traditionnelle, l'enquête HF Bretagne, publiée en 2021, montre même une forte majorité de filles – 62 % - dans les écoles de musique, parmi les moins de 18 ans. Elles sont donc formées. On peut en conclure, pour reprendre les mots de Marthe Vassallo, que « quelque part dans le passage de fille à femme, la pratique musicale [des femmes] tend à se faire invisible ».

Le chant, la harpe ou le violon pour ces dames, la batterie, la cornemuse pour ces messieurs

"Toujours selon l'enquête HF Bretagne, parmi les cinq promotions du Diplôme national supérieur professionnel de musicien, elles ne représentent plus que 22 % des effectifs en musique traditionnelle. Au sein de la Kreiz Breizh Akademi (KBA), les chiffres sont à peu près identiques puisqu'on ne compte qu'un quart de femmes parmi les 102 artistes qui ont pris part au collectif de 2005 à 2021. L'état des lieux se dégrade un peu plus si on s'intéresse aux festoù-noz puisque, sur les dix dernières années, seules 15 % de femmes y ont été programmées. Il faut noter que ces chiffes se retrouvent dans la plupart des registres musicaux, avec cependant des variations selon les esthétiques – elles sont bien
moins présentent dans le rap, le hip-hop, l'électro ou le jazz, mais avec également de grandes disparités selon les instruments, tant il est vrai qu'ils sont, eux aussi, sexués : le chant, la harpe ou le violon plutôt pour ces dames, la batterie, la cornemuse ou le uilleann pipe plutôt pour ces messieurs, par exemple."

La moitié du potentiel féminin disparaît au moment de la professionnalisation ?

"L'éclairage de Marthe Vassallo sur cette question est intéressant à plus d'un titre. Tout d'abord, elle met le doigt sur ce que toutes les femmes ressentent à d'innombrables occasions, généralement de façon insidieuse ou sans trop y prêter attention : leurs paroles et leurs actes n'ont pas le même poids que ceux des hommes. Souvent, elles devront prouver leurs capacités, faire mieux qu'eux pour obtenir leur
place."

Écouter ou jouer de la musique libère de la dopamine

"Ce qui est vrai dans tous les secteurs l'est encore plus dans un domaine qui touche les cœurs, et donc le pouvoir, ajoute Marthe Vassallo. Pour comprendre ce lien étonnant de prime abord, il faut plonger au coeur des neurosciences. Écouter ou jouer de la musique libère en nous des substances neurochimiques, parmi lesquelles la dopamine a une place majeure. La musique n'est pas la seule à déclencher cette hormone du bonheur, associée à la récompense et au plaisir : manger, méditer, faire l'amour, faire du sport favorise aussi sa sécrétion."

"Si elle provoque donc bonheur, joie ou excitation, la musique a une particularité supplémentaire, celle de réveiller des souvenirs autobiographiques qui nous font nous sentir mieux. Quelle puissance ! Aucun autre art n'a cette capacité multi-sensorielle et temporelle. C'est dire le pouvoir de la musique. Mais électriser un public, le faire vibrer ne sont pas des capacités historiquement accordées aux femmes. Si en plus, pour y arriver, elles doivent se démener sur scène et transpirer à grosses gouttes, en voilà vraiment trop ! Toute cette débauche d'énergie est considérée comme un attribut masculin. Seul le chant est traditionnellement associé aux femmes. Les recherches sociologiques montrent que les chanteuses auront à subir les effets d'une féminité érotisée par la scène, tandis que les musiciennes, elles, devront en plus affronter un monde (d'hommes… et de femmes !) qui peinent à reconnaître leur
légitimité à jouer un « instrument d'homme »."

Maternité : l'éléphant dans la boutique de porcelaine  

" C'est quand nous nous intéressons enfin aux conditions particulières du métier de musicienne ou chanteuse que nous arrivons au nœud de l'affaire. Elles sont sur les routes, loin de la maison, travaillant de nuit, dans des ambiances parfois dangereuses…"

"N'en jetez plus ! « Mais qui donc gardera les enfants ? », se demande la société, qui continue à considérer – sans le dire ouvertement – que les enfants sont l'affaire des femmes. Il est là, l'éléphant dans la boutique de porcelaine : la maternité ! Gérer une carrière de nomade des scènes restera un sacré challenge pour les femmes artistes, tant que le partage de la parentalité entre les hommes et les femmes ne sera pas une réalité.
Les chiffres montrent d'ailleurs qu'à partir de 30 ans, l'âge moyen actuel des premières maternités, beaucoup de femmes quittent la profession. Celles qui arrivent à concilier la vie de scène avec la vie familiale doivent, soit compter sur un conjoint qui assurera bien plus que la moyenne, ou s'appuyer sur un noyau de proches, parmi lesquelles leurs propres mères ont une place privilégiée."

Donner plus de visibilité aux femmes sur les scènes artistiques

"Mais, on l'a vu dans les premiers chiffres cités, une forte proportion d'entre elles auront disparu du paysage artistique bien avant, dans ce moment si particulier du passage de fille à femme, dont nous parlions plus haut. La sélection s'opère donc, invisible, au moment de l'orientation professionnelle. Les garçons qui ont la fibre musicale seront poussés par leur entourage à persévérer dans leur pratique et leur ambition, tandis que les filles ne seront pas incitées à poursuivre dans cette voie, sauf dans l'enseignement, ça va de soi. On comprend l'importance des initiatives des uns et des autres pour
donner plus de visibilité aux femmes sur les scènes artistiques : le dernier collectif paritaire de KBA#9, la programmation du festival GBB proche de la parité, la carte blanche à Rozenn Talec pour le « fest-noz du siècle » du Festival de Cornouaille, etc. Le volontarisme et l'exemplarité sont de puissants leviers de changement." 

Anne Gouerou

Retrouvez chaque dimanche un épisode de Reizh Direizh dans Bali Breizh, à 9h55 sur France 3 Bretagne et en replay sur France.tv.

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