Depuis quelques années, militants et ONGs luttent contre la pêche industrielle, qui abîmerait les fonds marins et priverait de ressources la pêche artisanale. L'institut TNI, le réseau Urgenci et l'association Pleine Mer ont enquêté sur les pratiques des géants de l'industrie de la pêche.
Pour préserver les stocks de poissons dans les mers européennes, l'UE a créé en 1970 la politique commune de la pêche (PCP), pour assurer la pérennité des écosystèmes maritime et économique en Europe. L'UE a donc défini des totaux admissibles de captures (TACs) départagés sous forme de quotas entre les pays membres de l'Union européenne.
Quels problèmes sont pointés du doigt par cette enquête ?
Cependant, une enquête, publiée ce lundi 25 octobre 2021 par l'institut de recherche TNI, le réseau international Urgenci et l'association Pleine Mer, révèle certains disfonctionnements causés par ces choix politiques. "Une étude qui ne se veut pas être une tribune mais une vrai enquête très documentée pour alerter l'opinion publique des agissements de ces grosses sociétés qui sont aux manettes de cette pêche industrielle" précise Charles Braine, le président finistérien de l'association Pleine Mer.
Le collectif rapporte que les sociétés les plus puissantes ont mis la main sur la plupart des quotas en investissant dans d'immenses chalutiers automatisés et en rachetant, ou fusionnant, avec d'autres entreprises de pêche moins performantes.
Les victimes de ces supersociétés : les pêcheurs artisanaux. De 2000 à 2010, le nombre d'emplois dans le secteur a baissé d'un quart alors que les grandes entreprises n'ont cessé d'augmenter leurs profits. Un autre chiffre est tout aussi marquant : entre 2013 et 2019, la flotte européenne a perdu 5505 navires tout en conservant le même niveau de captures de poissons. Selon Charles Braine, "la pêche artisanale est punie du fait de ne pas avoir accès aux pêcheries [étendue d'eau délimitée pour la pêche, NDLR] et aux quotas, ces derniers étant en grande partie captés par la pêche industrielle".
Le collectif de recherche pointe du doigt les contradictions de l'Union Européenne qui, selon lui, prône une pêche avec un impact environnemental positif et qui améliorerait les conditions de vie des producteurs tout en favorisant le développement des grosses entreprises. Le collectif estime que les pêcheurs artisanaux sont les plus à même de connaître les écosystèmes locaux et d'utiliser des méthodes de pêche à faible impact, et de privilégier des poissons destinés à la consommation humaine plutôt qu'à des usages industriels.
Quelles entreprises sont ciblées par le rapport ?
Deux entreprises néerlandaises sont citées dans l'enquête : Cornelis Vrolijk B.V. et Parlevliet & Van der Plas (P&P). Ces entreprises font partie des plus puissantes et des plus influentes en Europe. L'enquête estime que leur ascension est le fruit d'un environnement politique très favorable à l'essor de la pêche industrielle.
L'équipe de recherche a décidé d'étudier les stratégies de ces multinationales pour renforcer leur position dominante au détriment de la pêche artisanale. Le rapport accuse l'entreprise de faire du lobbying auprès de l'UE pour récupérer un maximum de quotas, d'utiliser des subventions pour améliorer la technologie de ses navires et aussi de profiter du manque de contrôles pour utiliser des "pratiques de pêche frauduleuses et illégales".
Le rapport critique le mode de fonctionnement de ces entreprises, dont la flotte est constituée de bijoux technologiques. Par exemple, le Annalies Ilena, de P&P, mesure 144 mètres de long et peut rapporter jusqu'à deux millions de dollars en une marée. Même si ce genre de navire est exemplaire au niveau de la rentabilité, l'enquête constate que ces bateaux nécessitent peu de main d'oeuvre tout en étant un danger pour la santé des fonds marins, dégradés par des chaluts immenses, dans lesquels il est difficile de faire le tri.
En 2014, Greenpeace a fait une liste des navires qui exerçaient le plus de pression sur l'environnement et qui offraient le moins de bénéfices sociaux, économiques et culturels pour les communautés côtières. Parmi les 20 bateaux recensés, 6 faisaient partie de P&P ou de Cornelis Vrolijk.
Comment se fait la répartition des quotas ?
Dans un premier temps, la Commission européenne fixe un total admissible des captures (TAC) pour chaque espèce en se basant sur des recommandations scientifiques. Ce TAC est réparti entre les États membres avant d'être à nouveau divisé au sein de chaque État par des règles nationales.
Cependant, l'équipe de recherche note un travail de lobbying lors de ces deux étapes pour favoriser les grosses entreprises citées ci-dessus. La réunion au niveau européen pour décider de la répartition de ces quotas se déroule à huis-clos, ce qui pose des questions pour plusieurs ONG ainsi que pour le médiateur européen.
De plus, une étude récente démontrerait qu'entre 2001 et 2019, l'UE a fixé 6 TACs sur 10 au-dessus des normes établies par les scientifiques.
Comment les entreprises néerlandaises s'étendent à l'étranger ?
Certains quotas peuvent être rachetés par des entreprises au même titre qu'une action boursière. P&P et Cornelis Vrolijk possèdent ainsi des quotas en Allemagne, au Royaume-Uni, ou en France. P&P a en effet racheté les sociétés françaises Euronor et la Compagnie des Pêches de Saint-Malo, ce qui fait au total 9 chalutiers. Cornelis Vrolijk a également la société France Pélagique à qui appartient le Scombrus, l'un des chalutiers les plus modernes d'Europe, ce qui avait poussé les pêcheurs artisanaux à manifester en septembre 2020.
Des pratiques de pêche douteuses ?
En plus de recevoir de nombreux quotas, Cornelis Vrolijk et P&P reçoivent régulièrement des amendes. Par exemple, en 2012, le Maartje Theodora, qui appartient à P&P a reçu une amende de 595 000 € de la part du gouvernement français pour pêche illégale, l'amende la plus élevée pour ce genre de situation au sein de l'UE.
En 2015, le Frank Bonefaas de Cornelis Vrolijk a été condamné à payer 102 000 £ pour 632 000 kg de maquereaux pêchés illégalement dans des zones marines protégées britanniques.
Alerter les consommateurs pour changer ses habitudes de consommation
Dans la conclusion de son rapport, l'équipe de recherche rappelle que les Pays-Bas représentent 8,2% du poisson européen pêché et seulement 1,8% de l'emploi dans la pêche. Au contraire, les pays les moins industrialisés au niveau de la pêche comme la Grèce, le Portugal ou l'Italie représentent 40% du total des pêcheurs européens et 13% des poissons pêchés.
Les auteurs du rapport utilisent ces chiffres pour démontrer que si l'économie de la pêche néerlandaise est plus rentable, elle n'apporte pas de garantie d'emplois dans le pays. Au contraire, elle valorise le travail des pêcheurs artisans qui ramènent du poisson frais à l'utilisateur sans se soucier des politiques de quotas établies au niveau européen. Charles Braine, le président de Pleine Mer, parle d'une "pêche artisanale efficace car elle maximise les emplois au regard d'une ressource limitée par nature".
Le rapport demande donc aux instances européennes de repenser la politique de pêche qui inciterait trop à l'efficacité et qui serait nuisible à l'environnement. Il propose également d'encourager la création de liens locaux entre pêcheurs artisans et les consommateurs avec par exemple des pêcheries communautaires. Parmi les solutions évoquées par Thibault Josse, le coordinateur de Pleine Mer et co-auteur du rapport, renvoyer les consommateurs vers de nouvelles habitudes d'achat plus responsable et propose cette cartographie des circuits courts de la pêche artisanale.
L'enquête entière est à découvrir ci-dessous :