Et si nous pouvions remonter le temps, et si les dialectes du breton et la génétique pouvaient éclaircir les origines de la Bretagne ? Les résultats des recherches de Tanguy Solliec et Nadine Pellen aident à comprendre l’histoire de la Basse-Bretagne, de sa population et de sa langue.
Tanguy Solliec est linguiste. Il a soutenu une thèse de doctorat cette année sur les variations de prononciation du breton à travers la Basse-Bretagne. Nadine Pellen est sociodémographe : spécialiste en sociologie de la santé et de la famille et en anthropologie génétique. Pour sa thèse en 2012 elle avait étudié la génétique d’une population autour d’une maladie, la mucoviscidose. Deux chercheurs dans deux domaines a priori très distincts. Pourtant, aussi étonnant que cela puisse paraître, ils viennent de publier un article ensemble, « Dialectometry and Genetic Demography of Cystic Fibrosis. When Results Converge: The Case of Western Brittany », paru dans la revue universitaire Celto-Slavica (n° 12, novembre 2021), sur proposition du linguiste Gary German. Les résultats de leurs recherches en Basse-Bretagne peuvent aider à comprendre l’histoire de la Basse-Bretagne, de sa population et de sa langue.
La dialectométrie du breton
Tanguy Solliec a réalisé une étude dialectométrique des données du Nouvel Atlas de la Basse-Bretagne (Le Dû, 2001). Cet atlas linguistique présente des transcriptions phonétiques précises enregistrées en 187 points de Basse-Bretagne, comme elles sont parvenues de génération en génération. Tanguy Solliec a mesuré, à l’aide d’un algorithme informatique, la distance entre les prononciations de façon à montrer leurs ressemblances et leurs différences, pour 106 mots distincts.
Il a ensuite analysé les résultats. Deux zones sont clairement différenciées en Basse-Bretagne selon un axe nord-ouest/sud-est. La zone nord-ouest présente les taux de similitude linguistique les plus élevés, indiquant un espace linguistique relativement homogène. La zone sud-est, cependant, regroupe des segments pour lesquels les variations sont considérablement plus importantes. Ces deux zones correspondent aux territoires des anciennes tribus gauloises : les Ossismi et les Vénètes. Leur histoire diffère donc.
Un examen de la structure linguistique interne de chacun de ces deux domaines montre que plusieurs pôles émergent en leur sein. 10 pôles majeurs apparaissent. La zone nord-ouest est ainsi constituée de 3 pôles relativement similaires en termes de distance linguistique, qui rappellent approximativement les anciens évêchés de Cornouaille, Léon et Trégor. D'autre part, apparaissent sept pôles distincts dans la zone sud-est révélant un paysage linguistique beaucoup plus fragmenté.
Etudier la généalogie de patients atteints par la mucoviscidose
Nadine Pellen a étudié la généalogie de patients atteints par la mucoviscidose en Bretagne, la région de France où la maladie est la plus fréquente. Elle a cherché à expliquer la fréquence et la distribution de la mucoviscidose aujourd’hui en Bretagne par recoupement et comparaison de données génétiques et généalogiques (de sa thèse, elle a écrit un livre, “La Mucoviscidose en héritage”, en 2015). La mucoviscidose est une maladie génétique qui affecte principalement les voies respiratoires des patients et les systèmes digestifs. Si l'âge moyen d'espérance de vie des patients augmente, il reste toujours faible. Pour qu'un enfant développe la mucoviscidose, chacun de ses parents biologiques, sain, doit être porteur d'une mutation sur le gène CFTR, situé sur le sur le bras long du chromosome 7. Plus de 2 000 mutations ou modifications différentes de la séquence d'ADN de ce gène ont été identifiés dans le gène CFTR depuis sa découverte en 1989.
Nadine Pellen a étudié les généalogies de 1037 « porteurs sains » du gène CFTR, les parents et ascendants des patients actuels, soit 541 000 ancêtres directs qui ont vécu du XVIe siècle à aujourd’hui, 15,7 générations. Après avoir analysé les données scientifiques avec le logiciel Granite-muco, elle a dressé des cartes de localisation des ancêtres des patients actuels et a ainsi pu établir l’existence de foyers pour les différentes mutations. La population s’est peu déplacée à travers les siècles.
Elle a ensuite dressé d’autres cartes montrant la répartition géographiques des différentes mutations du gène CFTR. On remarque tout d’abord que la Basse-Bretagne, bretonnante, est plus touchée par la maladie que la Haute-Bretagne. Et la partie Nord-Ouest de la Bretagne davantage que l’extrême zone sud-est du pays vannetais. On peut identifier une population fortement touchée vivant dans le Léon. Un autre foyer de la maladie est localisé en Cornouaille et un troisième en Trégor.
La mutation F508del est très présente en Léon et en Trégor. C'est aussi celle que l'on trouve le plus au monde. C’est une mutation très ancienne, la trace d’un peuplement de la fin du Néolithique. La mutation G551D, également connu sous le nom de « mutation celtique », est importante dans le Léon, elle est aussi plus fréquente dans le nord-ouest de l'Europe et, en particulier, en Irlande. Dans l’Aven, près d’Elliant, il existe une concentration importante de porteurs de la mutation 1078delT. Une mutation que l’on trouve principalement au Pays de Galles. Son absence ailleurs révèle un lien évident entre ces deux populations. Un autre bassin est situé dans le Trégor, où l'on retrouve les ancêtres des porteurs contemporains de la mutation I507del. La mutation I507del est répandue dans toute l'Europe.
L’inertie de la population bretonne était forte. Ce n'est que depuis le XIXe siècle et surtout depuis la Première Guerre mondiale que la population bretonne a migré massivement vers d'autres régions de France. Le marché matrimonial était réduit : le choix d'un conjoint au sein de sa paroisse était la norme du XVe au XXe siècle, les plus denses échanges se faisant dans un rayon extrêmement réduit : en moyenne de 5 à 10 kilomètres. Il n'y a pas eu de consanguinité étroite en raison de l'interdiction stricte de telles unions par l'Église catholique mais le brassage génétique était presque inexistant. Cette très grande stabilité géographique et la stabilité de la structure sociale de la population ont comme corollaire une structure génétique stable. En conséquence, Nadine Pellen pense que les populations étudiées sont vraisemblablement les descendants des groupes qui vivaient dans les mêmes régions au début du Moyen Âge.
Des résultats communs qui peuvent aider à comprendre l’histoire de la Basse-Bretagne, de sa population et de sa langue
La répartition géographique des foyers de mutations géniques présentés par Nadine Pellen correspond étroitement à celle des zones de caractéristiques linguistiques présentées par Tanguy Solliec. Des correspondances étroites sont affichées pour les trois pôles de la partie nord-ouest de la Basse-Bretagne, ainsi que pour l'Aven. Le niveau de corrélation est beaucoup plus faible dans la région du Vannetais (Sud-Est).
Nadine Pellen pense que la mucoviscidose serait venue de l’île de Bretagne lors de la migration des Bretons vers la presqu'île armoricaine au Haut Moyen-Age, entre le IVe et le VIIe siècle, quand la région vint à être désignée par le terme Britannia ou Britanniae au VIe siècle (par Grégoire de Tours) plutôt qu’Armorique. En génétique, la notion d'effet fondateur décrit le processus par lequel la diversité génétique d'une population donnée est inférieure à celle d'un groupe de référence dont cette population est issue. La population émigrée n’était pas très importante et elle n’a pas bougé ensuite. La structure sociale favorise la croissance d’un gène dans la population.
« Les dialectes actuels du breton étaient en gestation depuis longtemps, ces zones linguistiques se sont formées très tôt » affirme Tanguy Solliec. Les cartes des différentes mutations du gène CFTR en Bretagne et au Pays de Galles laissent penser que plusieurs communautés d’individus ont émigré de différentes zones de l’île de Bretagne vers différentes zones de l’Armorique.
Compte tenu de la rareté de la documentation historique pour la période de colonisation bretonne de l’Armorique, de l’ignorance de la place du gaulois et de celle du latin tardif à l’époque, les analyses indépendantes et séparées des données linguistiques et génétiques contemporaines peuvent apporter un éclairage précieux sur l’histoire de la presqu'île bretonne. Elles montrent des zones claires engendrées par des situations prolongées de contacts linguistiques entre des populations de diverses régions de l'île de Bretagne et de Bretagne. Les deux études semblent affirmer la même chose : les variations linguistiques en breton et les différents gènes seraient arrivés en même temps, surtout au Nord-Ouest de la Basse-Bretagne.