Coronavirus : "On nous demande d’être solidaires tout en nous repliant sur nous-mêmes"

Pour freiner la propagation du Covid-19, la France a opté pour un confinement généralisé. Un moment qui révèle déjà de multiples facettes individuelles et collectives. Entretien avec Karl Brozek, enseignant en philosophie dans un établissement de Loire-Atlantique.

 

Société
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  • Avec cette période de confinement, est-on selon vous en train de vivre une forme de repli sur soi ou au contraire un retour sur soi ?
Cette période ne faisant que débuter et risquant de s’inscrire dans le temps, il est encore à mon sens un peu tôt pour le dire. Cela étant, on le voit, les gens essaient de s’organiser chacun chez eux pour garder à peu près un rythme. Il sera intéressant d’observer ce que nous serons capables de faire individuellement. Kant appelait cela l’autonomie. Cela suppose de nous donner nos propres "lois" pour pouvoir continuer à vivre et à maintenir une activité. En cela, il ne s’agit pas de repli sur soi, au contraire. La situation de confinement m’évoque l’italien Pétrarque. Dans son livre "La vie solitaire", il avait fait le choix de s’isoler du monde pour méditer, prier, philosopher. Pour tenter de parvenir à mener des activités sans objectif productiviste. C’est peut-être cela le défi actuel : se déshabituer du schéma habituel dans lequel nos activités sont rétribuées par un salaire ou une forme de reconnaissance. Si l’on s’isole, volontairement comme Pétrarque, ou de manière forcée comme ce que nous vivons en ce moment, ce pourrait être l’occasion de nous reconnecter à nous-mêmes.
  • L’une des grandes interrogations de la philosophie a porté sur le besoin que l’on a de l’autre. Qu’auraient pensé les grands philosophes de ce confinement ?
La question de la solitude est centrale chez les philosophes classiques. Et leurs points de vue parfois radicalement opposés. Pour l’anglais Thomas Hobbes, la société n’est rien d’autre qu’une contrainte imposée par notre raison pour ne pas céder à notre instinct. En clair, notre nature profonde ne nous dicterait pas de nous tourner spontanément vers les autres, bien au contraire. Hobbes la voit comme individualiste, profondément égoïste. En cela, l’enfermement contraint que nous vivons actuellement ne lui aurait sans doute pas déplu !

À contrario, Jean-Jacques Rousseau voyait l’homme comme gentil, solidaire, toujours prêt à aider, sans agressivité. Selon lui, c’est la société qui nous a, en quelque sorte, déréglés et rendus égocentrés. Elle seule serait responsable de tous nos maux, elle serait créatrice de différences sociales. Si Rousseau avait pu observer ces jours derniers des clients se ruer sur le papier-toilette dans les supermarchés, cela aurait renforcé son point de vue selon lequel l’homme est de nature solidaire mais comment finalement, perverti par la société, il est devenu individualiste.  
  • Que dire de la notion de solidarité, justement ? La crise sanitaire semble réveiller les consciences et créer du lien ?
Dans un contexte exceptionnel tel que celui que nous connaissons, on constate généralement que les actions que l’on peut qualifier de solidaires sont plus symboliques que concrètes. Attention donc à l’ "après", car nos réflexes de solidarité ne font malheureusement guère long feu. On l’a vu après la vague d’attentats de 2015 en France. Les policiers étaient félicités et embrassés, tels des héros modernes. Ce phénomène n’a pas duré. Cela étant, les quelques initiatives qui ont été prises depuis plusieurs jours prouvent tout de même que des personnes sont prêtes à venir en aide à d’autres. Cela m’évoque la notion de "dignité", chère à Emmanuel Kant. Nous vivons une sorte de moment de sacrifice en restant chez nous, pour ne pas propager davantage le virus, pour ne pas mettre en danger autrui et notamment les plus vulnérables. La vraie solidarité selon moi, et selon Kant, se place là. Dans ce don de soi totalement désintéressé vis-à-vis de personnes que l’on ne connaît pas et que l’on protège.
  • Certaines personnes ne respectent pas scrupuleusement les mesures de confinement en France. Que traduit cette volonté de s’échapper, de ne pas rester chez soi ?
Au rang des désirs profonds de notre existence se trouve le désir. Et le désir est par définition une sorte de démesure. En philosophie, on parle "d’hubris", que l’on peut définir par le fait de vouloir ce que l’on n’a pas. Il suffit d’ailleurs d’être privé de quelque chose pour en avoir envie. C’est un très bon mécanisme car il nous permet de nous dépasser et c’est une raison de se lever le matin. Rousseau disait d’ailleurs "Malheur à qui n’a plus rien à désirer". Car si on ne désire plus rien, où est la nécessité de vivre ? Voilà pourquoi l’être humain s’évertue à toujours désirer l’impossible. Les philosophes diraient qu’on ne peut simplement pas domestiquer sa propre nature.  
  • Qu’allons-nous collectivement retirer, voire gagner, de cette crise ? Y aura-t-il un avant – après ?
Nous vivons une situation profondément paradoxale car on nous demande d’être solidaires tout en étant repliés sur nous-mêmes. Le message est clair : si vous voulez aider les autres, restez chez vous et ne parlez à personne. Il est évident que oui, il y aura un avant et un après. J’ai pour ma part hâte d’observer le moment de la « libération », du jour où le confinement sera levé. Il y aura très probablement des fêtes, les gens se prendront dans les bras. Néanmoins, qu’en restera-t-il trois jours plus tard ? Nul n’est à ce jour capable de le prédire…
  • Quels philosophes peuvent nous aider à mieux vivre ce moment inédit ?
Sans conteste Epictète ! Lisez ou relisez son Manuel, il nous donne des conseils pour accepter l’inéluctable et contrer ce qui ne l’est pas. De circonstance, donc !


 
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