Chercheur à l'Institut de Recherche sur la Biologie de l'Insecte, le Pr Jérôme Casas vient de co-signer un éditorial très remarqué dans une revue scientifique. Il pointe les responsabilités sociétales majeures des entomologistes sur l'effondrement des populations de pollinisateurs.
L'article, intitulé "Arrêter la crise des pollinisateurs oblige les entomologistes à se mobiliser et à assumer leurs responsabilités sociétales" est publié dans la revue "Opinion actuelle sur la science des insectes" (traductions). Les 3 co-signataire en sont le Pr Jeroen van der Sluijs, spécialiste du risque en sciences politiques, Stéphane Foucart, journaliste spécialisé sciences de l'environnement et le Pr Jérôme Casas de l'IRBI à Tours.
En se focalisant sur les problèmes rencontrés par les abeilles domestiques, on a tendance à oublier la contribution essentielle des abeilles sauvages et des insectes non-abeilles à la pollinisation des cultures :
"Les pollinisateurs sauvages sont plus vulnérables que les abeilles à la plupart des facteurs de stress environnementaux, car la taille extraordinairement grande des colonies d'abeilles les rend plus résistantes aux chocs et les apiculteurs surveillent l'état des ruches gérées et interviennent fréquemment. Les apiculteurs remplacent les reines mortes, traitent les maladies des abeilles, fournissent de la nourriture supplémentaire et déplacent les ruches. Les pollinisateurs sauvages n'ont pas le coup de main continu d'un apiculteur."
Pour que les efforts de conservation des pollinisateurs soient efficaces, la communauté des chercheurs doit donc de toute urgence changer le cadre dominant de « santé des abeilles » vers un cadre de « conservation et restauration des pollinisateurs sauvages»
"On sait beaucoup de choses sur l'abeille commune, explique le Pr Casas, mais elle n'est pas celle qui connait le plus de difficutés, loin de là. Les abeilles solitaires sont en train de disparaître beaucoup plus vite. Les abeilles sauvages, dont beaucoup sont très petites, sont mal connues, on a tendance à les négliger. Il existe plus de 800 espèces rien qu'en France, et notre savoir est assez rudimentaire. Mais aujourd'hui on réalise que certaines plantes n'ont qu'un seul pollinisateur et qu'il s'agit d'une espèce d'abeille sauvage !"
Le constat est dramatique, entre 2006 et 2015 une chute de 25 % des espèces d'abeilles sauvages a été observée dans le monde par rapport aux années 1990, mettant notamment en péril la production alimentaire humaine.
"Près de 90 % de toutes les espèces de plantes à fleurs sauvages de la planète dépendent des pollinisateurs pour leur reproduction et leur évolution. Ces plantes sont à leur tour essentielles au fonctionnement de l'écosystème en tant que fournisseurs de nourriture, d'habitat et d'autres ressources pour de nombreuses autres espèces. En fin de compte, la résilience des écosystèmes est en jeu."
Le rôle des néonicotinoïdes et la "fabrique de l'ignorance"
L'effondrement des populations d'insectes pollinisateurs depuis 30 ans coïncide avec l'introduction dans l'agriculture d'insecticides surpuissants, les néonicotinoïdes.
"La coïncidence est forte, cela n'implique pas nécéssairement une causalité, admet le Pr Casas. Les néonicotinoïdes sont tellement plus toxiques que les précédents pesticides, que la charge que doivent supporter les insectes est décuplée. Mais c'est comme le cancer du poumon avec le tabac, il aura fallu des décennies pour qu'on reconnaisse une causalité réelle, pour que les industriels du tabac admettent qu'ils nous empoisonnaient avec leurs cigarettes."
Industries du tabac, du pétrole ou du médicament, autant d'histoires qui, pour le professeur tourangeau, ont de nombreux points en commun avec celle de la chimie et des insecticides. C'est là que réside la fabrique de l'ignorance, imaginée par les grands groupes industriels avec la complicité, bien souvent involontaire, des scientifiques eux-mêmes. Ce phénomène porte aujourd'hui un nom, l'agnotologie, l'étude de la production culturelle de l'ignorance, du doute ou de la désinformation!
"Les scientifiques eux-mêmes se font avoir, reconnait le Pr Casas. Les industriels lancent des appels d'offre très bien rémunérés, sur lesquels même un chercheur qui veut sauver les abeilles peut se précipiter. Mais il s'agit seulement de gagner du temps pour les grands groupes, de gagner de précieuses années de commercialisation. En tant que scientifiques, nous ne devrions pas accepter cet argent, mais comme nous crevons de faim dans la recherche..."
Responsabilité sociétale de l'entomologiste
Ironie de l'histoire, dans les années 1920 à 1960, les entomologistes ont contribué au développement des insecticides et pesticides, afin de protéger les cultures. Aujourd'hui encore, ils se retrouvent avec un rôle prépondérant à jouer, au bénéfice,cette fois, de la biodiversité :
"Le déclin des abeilles et autres pollinisateurs se poursuit à un rythme élevé et le temps d'agir est compté. Les entomologistes sont détenteurs d'une expertise qui pourrait être la clé pour arrêter et inverser la crise du déclin des pollinisateurs. Cela confère aux entomologistes une responsabilité sociétale unique, à la hauteur de celle qu'on attendait d'eux dans le monde occidental il y a un siècle dans la lutte contre les maladies vectorielles et les ravageurs des plantes."
Une responsabilité qui passe, avant tout, pour le chercheur de l'IRBI, par la lutte contre cette fabrique de l'ignorance :
"Les entomologistes doivent refuser toutes les avances d'industriels dont les buts sont bien trop clairs pour que l'on puisse parler d'une science neutre. Il faut donc lutter contre cette fabrique de l'ignorance qui dépasse largement le cadre des seuls pesticides. Étudier l'effet de tel ou tel pesticide dans tel ou tel cocktail sur l'abeille domestique n'a plus d'intérêt aujourd'hui. Il faut proposer des programmes de recherche, en lien avec les sciences politiques, pour permettre le maintien de la faune sauvage."
Jérôme Casas ose le mot, les entomologistes sont parfois des "victimes consentantes", les scientifiques sont pris à partie pour œuvrer contre leur propre camp. Il s'agit de mettre un terme aux démarches trop bien rodées des grands groupes industriels. Et même si l'argent reste le nerf de la guerre, dans la recherche comme ailleurs, le professeur tourangeau se veut optimiste :
"C'est peut-être le combat d'une décennie, ce ne sera pas facile, mais après, tout cela sera derrière nous !"