#MeToo : déni des médias face aux sportifs auteurs de violences sexistes et sexuelles

Invités aux Assises du journalisme de Tours, Ludovic Ninet* et Alizée Vincent ont enquêté sur des affaires violentes liées au monde sportif. L'une est antérieure au mouvement #MeToo, l'autre postérieure. Ils partagent un même constat : le traitement médiatique des féminicides et violences sexuelles n'a pas évolué quand leur auteur est un champion.

*Écrivain et journaliste, Ludovic Ninet, passionné de rugby, est, entre autres, l'auteur de "L'affaire Cécillon : Chantal récit d'un féminicide", paru en 2023 aux Presses de la Cité.

En août 2004, à Saint-Savin, en Isère, Marc Cécillon, célèbre rugbyman qui avait notamment été le capitaine du XV de France, a abattu sa femme, Chantal, de 4 balles de 357 Magnum tirées à bout portant.

"Pendant quelques jours, cela a fait la une de tous les journaux, tout le monde se demandant comment un être aussi exceptionnel avait pu en arriver là, raconte Ludovic. La préméditation étant reconnue, il a d'abord pris 20 ans pour assassinat. Mais en 2008, en appel, la préméditation a sauté et il a été condamné à 14 ans pour meurtre. Au final, il est sorti de prison en 2011."

Auteur de polars, Ludovic Ninet a d'abord songé à tirer une fiction de cette histoire tragique. Mais la fibre journalistique s'est réveillée :

Ou alors, ils me ressortaient les clichés, le drame d'un homme dont la glorieuse carrière est terminée, le drame de la reconversion, celui de l'alcool et de la dépression.

Ludovic Ninet

"Ma démarche initiale n'était pas de parler de ce crime comme d'un féminicide. Le témoignage de Céline, l'une des deux filles du couple, m'a enfin ouvert les portes du livre. En racontant l'envers du décor, le drame de sa mère, non celui de son père."

Véritable emblème de la ville de Bourgoin-Jallieu, Marc Cécillon a porté comme nul avant lui les couleurs de la ville, il était l'enfant du pays devenu icône locale. Une forme de culte lui était vouée, tout lui était permis pour sauvegarder son statut d'idole :

Le "pauvre type" qui n'a "pas fait exprès"

"Il vivait librement avec toutes les compagnes qu'il avait envie d'avoir, et sa femme devait le supporter. Céline m'a décrit une emprise psychologique, sans violences physiques, qui a abouti à ce crime qui n'était pas ce qu'on avait présenté, un coup de folie passagère sous l'influence de l'alcool. Mais la conclusion d'une domination d'une vingtaine d'années, Chantal étant comme par hasard tuée au moment où elle avait pris la décision de le quitter."

Dans une plaidoirie historique lors du procès en appel, Eric Dupont-Moretti va faire basculer l'image de Marc Cécillon, le faisant passer pour un "pauvre type" qui n'a pas fait exprès et à qui l'on peut trouver de nombreuses circonstances atténuantes. C'est en gros le récit que feront les médias de cette affaire, une folie passagère excluant toute violence systémique.

"Il faut se replacer dans le contexte de l'époque, on est loin de la connaissance que l'on a aujourd'hui des processus de domination", reprend Ludovic Ninet.

Le sport est innervé de tout ce qui touche la société, mais la presse sportive reste très centrée sur la performance, c'est au fond une presse de divertissement.

Ludovic Ninet

"Je ne pense pas que les lecteurs des journaux sportifs ou les téléspectateurs des chaînes d'info sportive attendent que soient traités tous les jours les problèmes de corruption, de dopage ou de violences sexistes et sexuelles."

La mort de la "femme de"

#MeToo étant passé par là, le terme féminicide s'étant aujourd'hui imposé, on pourrait s'imaginer que ce genre d'affaire est désormais traité avec moins de légèreté, qu'il y a moins d'indulgence pour les célébrités sportives qui commettent des violences sexistes, sexuelles ou des féminicides.

Ce n'est hélas pas ce que semble penser Alizée Vincent. La journaliste d'Arrêt sur images a enquêté sur le traitement médiatique de la mort à 32 ans, de la championne cycliste Melissa Hoskins, le 31 décembre dernier :

"Ce que la presse ne disait pas, c'est que la voiture était conduite par son mari Rohan Dennis, lui-même champion de cyclisme. 

J'ai travaillé sur les articles de presse français, australiens et internationaux qui évoquaient cette histoire, ils étaient très peu à indiquer clairement que c'était le mari qui avait tué sa femme en lui roulant dessus.

Alizée Vincent

Melissa était la victime d'une voiture tueuse ! Volontairement ou non, c'était une façon de déresponsabiliser Rohan Dennis. Ce qui ressortait, c'est que Melissa s'était accrochée à la voiture, qu'elle avait été traînée et qu'il s'agissait d'un malheureux accident...alors que l'on est, peut-être, sur un cas de féminicide !"

Ne pas détruire le rêve

Et ça ne s'arrête pas là : pour évoquer cette affaire, certains journalistes choisissent d'écrire exclusivement sur la carrière de Rohan Dennis, jugée plus prestigieuse que celle de Melissa Hoskins (il a, entre autres, porté le maillot jaune sur le Tour de France).

"S'agit-il d'une volonté d'invisibiliser Melissa ? On ne peut l'affirmer, mais c'est, en tout cas, l'effet que ça a. Elle est reléguée au rang de "femme de", mère des enfants du champion, et aussi grande supportrice de son mari... Certains journalistes ne se donnent pas la peine de rappeler qu'elle-même était une championne, plusieurs fois médaillée mondiale." 

Autant de mécanismes qui rappellent étrangement à Ludovic Ninet le traitement médiatique réservé à l'affaire Cécillon. Comme si #MeToo n'avait guère contribué à faire évoluer les esprits :

"Il faut avant tout rappeler à quel point ce sportif est un très grand sportif. Ça ne peut pas être lui, il y a forcément des raisons extérieures. Comme si l'on était dans l'incapacité de réaliser que l'homme dont il est question, aussi grand sportif soit-il, est capable de ça... Le rêve s'effriterait de manière trop violente."

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