Ce mercredi 14 février, la journaliste scientifique Béatrice Kammerer, spécialiste des réseaux sociaux, maman de cinq adolescents et auteure du livre "Les réseaux sociaux, même pas peur " a tenu une conférence et animé des ateliers à Tours : Son objectif : sortir de cette idée que les jeunes sont démunis et qu'internet est une zone de non droit où on ne peut rien faire.
Que vous soyez parent, enseignant, infirmière scolaire ou éducateur, le temps que passe un adolescent sur les réseaux sociaux vous interroge et le plus souvent vous inquiète. C'est de cette peur et de toutes celles induites par l'utilisation des réseaux sociaux par les adolescents qu'est partie Béatrice Kammerer.
Journaliste diplômée en sciences de l'Education et maman de cinq adolescents, elle a écrit "Les réseaux sociaux, même pas peur". Pour écrire son livre, elle a rencontré et confronté les analyses d'une vingtaine de chercheurs, psychologues et spécialistes du sujet pour essayer de comprendre et donner une vision sur les enjeux autour du numérique.
"Internet c'est comme la vie, il y a du bon et du moins bon. C'est à nous d'accompagner les jeunes pour qu'ils puissent s'approprier tout ça et en tirer le meilleur", annonce Béatrice Kammerer.
"On ne cesse de dénigrer les jeunes. Ils sont censés être moins intelligents, plus crédules, moins cultivés et moins informés alors que c'est faux. Ils ont besoin qu'on s'intéresse à leur culture, leurs centres d'intérêt et leurs compétences. Sinon ils finissent par être contaminés par notre discours d'adulte et par se percevoir comme une génération "moins" que la précédente ce qui est un comble et ce qui est contre productif. Donc on a ce devoir de leur faire confiance et de leur remettre les rennes de l'avenir et de leur montrer ce qu'ils sont en capacité de nous apporter."
Internet et les réseaux sociaux, une préoccupation récente
En préambule de sa conférence, Béatrice Kammer rappelle que le numérique n'a pas toujours été une préoccupation éducative. "Rappelez-vous en 1995 quand internet est arrivée en France. La préoccupation des parents était la facture de téléphone et l'occupation de la ligne téléphonique".
10 ans plus tard, autour de 2004, une première prise de conscience arrive avec les premières plateformes pour adolescents : Skyblog, messenger. "C'est à ce moment-là qu'arrivent les premières études et les premiers groupes de travail. Il aura fallu dix ans pour avoir une première réflexion sur la parentalité et le numérique".
Après les années du mythe des "Digital natives" entre 2006 et 2012 comme quoi les enfants nés à cette époque allaient savoir de façon innée utiliser les outils numériques, arrive le discours de la peur. "La domination de la peur est assez récente". Elle date des années 2016-2019. Ce sont les années des fake news autour de l'élection de Donald Trump, de la notion d'"autisme virtuel" (que les experts ont préféré appeler « EPEE » : exposition précoce et excessive aux écrans), de l'utilisation du terme de "Crétin digital", et de l'accroissement du cyberharcèlement.
"Pendant ces années, la vision des réseaux sociaux était très anxiogène en France. Puis, depuis deux ans, nous sommes entrés dans l'ère de la nuance", explique la journaliste. "Il est important de connaître les risques mais la panique n'est peut-être pas la meilleure des réactions."
Une peur mal ajustée engendre des réactions disproportionnées
Béatrice Kammerer, journaliste scientifique auteure de "Nos ados sur les réseaux sociaux, même pas peur"
Pendant une heure et demie, Béatrice Kammerer, va expliquer pourquoi et comment il est possible de ne plus avoir peur des réseaux sociaux aux enseignants, infirmières scolaires, parents ou éducateurs venus assister à sa conférence. L'idée est d'aider les parents et enseignants démunis à sortir de cette posture tournée vers les risques. "Si le numérique est la première peur des parents (selon une étude de l'UNAF de 2016), une peur mal ajustée engendre des réactions disproportionnées", estime la journaliste.
"Il faut recalibrer nos peurs pour qu'on arrive bien à identifier ce qui relève du danger qu'il faut prévenir et montrer qu'on a des outils pour le faire. Il faut sortir de cette idée que les jeunes sont démunis et qu'internet est une zone de non droit où on ne peut rien faire. En même temps, il faut calmer ce qui est de l'ordre de la panique qui nous fait agir de manière arbitraire, exagérée et souvent dépréciative à l'égard de la jeunesse et finalement pas très constructive."
Elle rappelle que "si les adolescents aiment les réseaux sociaux c'est d'abord parce que c'est le seul réel espace de liberté. Les enfants sont de moins en moins autorisés à jouer dehors ou à sortir seuls. Nous sommes dans l'ère de la parentalité du risque zéro. On a encouragé les adolescents à rester dans leur chambre pour les protéger. Et donc les réseaux sociaux leur permettent d'expérimenter en sécurité dans leur chambre", constate la journaliste.
Peur n°1 : Les ados n'ont plus d'intérêt pour la vie réelle et préfèrent "leur vie virtuelle".
La première peur que Béatrice Kammer met en avant est le risque que l'adolescent préfère passer du temps sur les réseaux sociaux que "vivre dans la vie réelle". Une peur basée sur le fait que les activités numériques sont très attrayantes.
Selon Elena Pasquinelli, spécialiste des sciences cognitives, "les écrans sont des gâteaux pour notre cerveau avec une satisfaction immédiate." Par ailleurs, les réseaux sociaux ont été inventés par des jeunes pour plaire aux jeunes. Enfin, les sondages montrent que les temps d'écran augmentent.
La journaliste nuance cette peur en mettant en avant que "les adultes ont des usages récréatifs plus importants que les adolescents et que le concept de cyberaddiction n'est pas reconnu. Le seul trouble lié aux écrans reconnu est le "videogame disorder". Il faut être désocialisé pendant 6 à 12 mois en jouant aux vidéos. Ça n'a rien à voir avec mon ado qui a passé son week-end à jouer à Zelda".
Face à cette peur du temps d'écran qui empiète sur la vie à l'extérieur "même si pour les adolescents les réseaux sociaux font partie intégrante de leur vie réelle", la journaliste préconise trois choses : valoriser les autres activités comme le sport et la lecture, établir des règles d'utilisation des outils numérique en famille (pas de téléphone à table, pas de téléphone dans les chambres) que tout le monde respecte et enfin éduquer les jeunes au droit à la déconnexion en leur montrant l'exemple.
Peur n°2 : Les réseaux sociaux manipulent les ados et les soumettent à de mauvaises influences
La deuxième peur mise en exergue par la journaliste scientifique est celle de la manipulation des adolescents et des mauvaises influences dont ils pourraient être victimes sur les réseaux sociaux.
Cette peur repose sur le fait qu'internet a dérégulé le marché de l'information et l'a complexifié. Par ailleurs, les sondages suggèrent une forte adhésion des jeunes aux théories complotistes. "Les algorithmes flattent nos convictions et nous enferment dans une bulle de filtre." Enfin, les influenceurs sont les nouvelles idoles des jeunes.
Pour nuancer cette peur, la journaliste avance plusieurs éléments.
Le premier est que les adolescents sont plus formés que les adultes au repérage des fausses informations. En revanche ils sont davantage intéressés par les propos tenus sur un site avec une belle esthétique. "À nous parents et éducateurs de leur expliquer que le contenu est plus important que la forme". Elle ajoute que les seniors sont plus la cible des infox politiques que les jeunes. "Les ados sont en position de force face à ça. Ils reçoivent plus d'infos".
Le deuxième élément est qu'il ne suffit pas d'être confronté à une fausse information pour l'intégrer. " Le plus souvent, l'infox ne fait que confirmer ce que l'adolescent pensait déjà. Il n'est pas un récepteur passif".
Enfin, sur l'importance des influenceurs dans la vie des ados, Béatrice Kammerer rappelle que chaque génération a ses idoles. " Il ne faut pas penser que leur influence est forcément négative. Ils peuvent conseiller de la musique ou des livres. C'est une source d'information pour les jeunes. "
Face à cette peur de manipulation, la journaliste préconise de valoriser les contenus de qualité, de sensibiliser au repérage de la publicité et surtout de discuter avec les ados. "Si les éducateurs et les parents ne parlent que de ce qui va mal, on met les adolescents dans une situation de personne manipulable. "
Peur n° 3 : Internet regorge de propos violents et pornographiques
Troisième peur relevée, la violence et la pornographie sur les réseaux sociaux.
Cette peur repose sur des contenus diffusés sans passer par un filtre médiatique et sur la surinformation ou le scrolling qui peut avoir un impact sur la santé mentale.
La journaliste nuance cette peur en rappelant que ce risque d'être exposé à des images violentes n'est pas nouveau. "Des images de guerre passaient à la télé et nous pouvions y être confrontés sans en parler à nos parents".
Concernant les images pornographiques, elle rappelle que le dialogue et l'écoute restent fondamentaux. " Beaucoup de jeunes vont rechercher des informations concrètes sur la sexualité sur internet et ça passe parfois par le porno. Il faudrait plus d'éducation à la sexualité pour leur apporter d'autres réponses".
Peur n°4 : le cyberharcèlement
La dernière peur abordée par la journaliste est le cyberharcèlement. Une peur qui repose sur des échanges en ligne qui favorisent la désinhibition, sur le fait que des jeunes se sont suicidés après avoir été cyberharcelés et que de nouvelles formes de harcèlement sont apparues tels que le "revenge porn", le stalking (la traque) ou encore le doxing (divulgation de données personnelles d'un internaute dans le but de lui nuire).
Béatrice Kammerer nuance cette peur en expliquant que "le plus souvent le cyberharcèlement et le harcèlement sont liés chez les ados parce que ce sont les mêmes personnes et que la tendance globale est la diminution du harcèlement scolaire". Elle ajoute que les réseaux sociaux peuvent aussi être un lieu de soutien. "Les adolescents peuvent souvent mieux se confier derrière leur écran qu'en face", précise-t-elle.
Les réseaux sociaux : des opportunités pour apprendre et s'informer
La journaliste tient à conclure sa conférence en rappelant que les réseaux sociaux sont des outils intéressants pour apprendre et s'informer.
73% des 16-25 ans s'informent sur les réseaux sociaux. 43% des 15-25 ans visionnent au moins une vidéo scientifique par semaine. Pour elle il est important d'appuyer sur les opportunités qu'offre ce nouvel outil.
"Les réseaux sociaux permettent d'apprendre la culture de ses pairs, de cultiver des amitiés et des relations amoureuses, d'expérimenter des degrés d'intimité et donc de se socialiser. Les écrans vont leur permettre de devenir les adultes de demain. Comme tout le monde les utilise, il faut bien qu'ils intègrent le numérique de la façon la plus positive et renforçante possible."
Elle explique aussi que c'est grâce à ces mêmes réseaux sociaux que des jeunes s'engagent pour des causes militantes ou trouvent des communautés d'entraide comme les jeunes LGBT en milieu rural. "
"Ils sont nés dans la question de la crise climatique. Les réseaux sociaux peuvent leur permettre de trouver de quoi se fédérer et se rassurer. La mobilisation pour le climat est bon exemple. Ils ont renversé l'écoanxiété en disant que nous pouvons agir, que nous sommes des futurs citoyens et que nous ne sommes pas démunis. "
Avant de lancer les ateliers sur tous ces sujets, Béatrice Kammerer insiste sur le fait qu'il ne faut pas donner un smartphone à un adolescent avant qu'il ne le demande et qu'il est important que les parents et enseignants ne restent pas seuls face à leurs peurs et questionnements. "Nous sommes plus intelligents à plusieurs et sachez que nous nous posons tous les mêmes questions".
Un temps de discussion rassurant pour les parents, éducateurs, enseignants
"Ça m'a conforté sur certains agissements que j'ai déjà. Par exemple sur le portable à table", réagit Sophie Rehault-Godbert, maman de trois garçons de 12, 15 et 17 ans. Après la conférence, elle participe à l'atelier sur les temps d'écran. "Ce que j'ai appris c'est qu'il était bien de prendre le temps de savoir ce qu'ils regardent, d'en parler avec eux. Ils ne sont pas obligés de tout me dire. Ce que je reproche c'est leur temps d'écran en général. J'imagine que c'est que des bêtises alors que finalement je n'ai jamais pris le temps de savoir ce qu'ils regardaient. Ça permettrait d'établir le dialogue et moi de mieux comprendre pourquoi ils y passent autant de temps".
On a tendance à dramatiser, interdire, contrôler. En fait, ce n'est pas une attitude éducative parce que ça n'apprend rien.
Marie Morin, formatrice à la Maison familiale ruarle de Tours
À la table d'à côté, Marie Morin, formatrice à la Maison familiale et rurale de Tours travaille sur l'attitude adaptée ou inadaptée à avoir pour faire face aux contenus choquants auxquels peuvent être exposés les jeunes sur les réseaux sociaux. "On se rend compte qu'on a des préjugés. On a tendance à parler des dangers mais on ne voit pas le côté positif que ça peut avoir" confie-t-elle. "On a tendance à dramatiser, interdire, contrôler. En fait, ce n'est pas une attitude éducative parce que ça n'apprend rien. En discutant, ça va permettre d'ajuster nos visions, de l'accompagner vers l'autonomie et d'avoir de moins avoir peur, en tant que parents ou formateur."
Patrice Edon est encadrant technique au CFA MFEO ( Réseau des maisons familiales rurales) de Sorigny : "Le problème c'est la facilité de trouver des images choquantes pas seulement pornographiques mais aussi des images de guerre", constate-t-il. "Cette conférence nous rassure parce qu'on va pouvoir appeler d'autres personnes pour en parler et partager ces informations avec l'équipe pédagogique. On va pouvoir en discuter à plusieurs au lieu de rester seul dans son coin avec ses préjugés."
Willy Métivier est référent du service jeunesse à la mairie de Saint-Avertin. À 30 ans, le sujet revient souvent sur la table avec sa hiérarchie et les jeunes. "C'est un outil qui est neuf. Il est arrivé en 1995. Qui dit nouvel outil dit des choses qu'on n'imaginait pas. Donc forcément il y a des peurs. Mais il faut que nous soyons formés au maximum pour dédramatiser cet outil."
Cette conférence au groupe scolaire Raspail à Tours a été organisée par le réseau de formation des enseignants Canopé Centre-Val de Loire. Elle fait écho à la journée Safer Internet Day qui a eu lieu cette semaine.