Ce dimanche 20 mars se déroulait, à la cathédrale de Tours comme partout en France, une messe consacrée aux victimes d’abus sexuels dans l’Eglise. L’occasion pour l’archevêque de tendre la main aux anciens Petits Chanteurs de Touraine, dont plusieurs ont porté plainte contre leur ancien chef de chœur pour des actes pédophiles. Une affaire qui divise aujourd’hui.
"Je veux remercier ceux qui ont trouvé la force de briser le silence, la force de parler après des années […] Certains d’entre eux sont présents au milieu de nous ce soir, je les salue tout particulièrement."
Ces mots, prononcés par l’archevêque Mgr Jordy, s’adressent à un groupe d’hommes d’une cinquantaine-soixantaine d’années situé dans les premiers rangs de la cathédrale de Tours. Ils ont tenu à participer à cette messe consacrée aux victimes de violences sexuelles dans l’Eglise, car ils se disent eux-mêmes victimes, abusés par un même prêtre quand ils étaient enfants, quand ils faisaient partie des Petits Chanteurs de Touraine.
Parmi ces personnes, Gilles Martin, 65 ans. Il a été le premier à porter plainte en 2006 contre l’abbé Bernard Tartu, l’ancien chef de chœur de la manécanterie, l’autre nom utilisé pour parler de la chorale. Il affirme qu’entre 1968 et 1975, le prêtre, sous couvert de prétendus examens médicaux pour l’aider notamment à muer ou grandir, commettait sur lui des attouchements sexuels. Une enquête a certes été ouverte mais classée sans suite car les faits étaient prescrits.
"Enfin écouté"
Si Gilles avait échangé avec le diocèse ces dernières années, il n’avait jusque-là jamais rencontré personnellement l’archevêque. C’est désormais chose faite depuis ce samedi 19 mars. "Il y a eu un bon dialogue, on est enfin écouté, il y a eu des avancées parce qu’ils m’ont dit qu’on allait se revoir, qu’ils allaient essayer de programmer une rencontre pour septembre mais qu’on se reverrait avant pour organiser la chose. Pour moi ça a été très satisfaisant", se réjouit celui qui ne dit plus "je" mais "on". Car il ne se sent plus seul. Surtout, il se sent écouté et cru.
Un sentiment qui a émergé en 2019, quand il a appris que d’autres anciens Petits Chanteurs, deux frères, avaient porté plainte. Un sentiment qui s’est concrétisé en fin d’année dernière quand un collectif s’est créé, les Voix libérées. Ce groupe est coordonné par Christian Guéritauld, ancien membre de la manécanterie qui n’a pas été victime d’abus sexuels.
Ce dernier était présent avec Gilles ce dimanche 20 mars à la cathédrale de Tours, après avoir distribué sur le parvis des tracts sur leur affaire. En plus des mots prononcés pendant la messe qui évoque une "situation douloureuse", une "affaire particulièrement sordide", l’archevêque a discuté avec quelques victimes et membres des Voix libérées qui l’attendaient à la sortie de la sacristie. "C’est positif, c’est une main tendue", résume Christian, qui s’est engagé à transmettre le nom des victimes au diocèse. "Le dialogue est renoué".
Un autre collectif, celui "du doute"
Mais d'après la communication du diocèse, ce dialogue n’a jamais été rompu. "Toutes les victimes qui ont contacté le diocèse et souhaité être reçues ont été reçues, affirme-t-il. Quand les demandes étaient individuelles." Pourquoi accepter uniquement les individuelles et pas les collectives ? Car l’archevêché ne veut pas jouer un rôle d’arbitre entre deux groupes : les Voix libérées d’une part, le collectif du doute d’autre part. Créé également fin 2021, ce dernier n’a médiatisé son existence que ce samedi 19 mars, la veille de la messe.
Composé également d’anciens Petits Chanteurs, ce collectif du doute affirme n’être ni un comité de soutien à l’abbé Tartu, ni un groupe d’opposants aux plaignants. Il critique pourtant la "violence dans les propos" en privé de membres des Voix libérées, le fait que la présomption d’innocence de Bernard Tartu soit bafouée, "le tribunal médiatique", et les contradictions entre les différents récits des plaignants. D’après l’un de ses membres, Jean-Pierre Colin, l’un des buts du collectif est d’ "approcher les Petits Chanteurs avec une autre démarche" que celle des Voix libérées, dans l’espoir d’accumuler le plus de témoignages possibles et de recouper les faits.
"Les preuves, ce sont les cicatrices intérieures"
Serait-ce donc un déni des témoignages qui briseraient leur image idéalisée de la manécanterie ? Jean-Pierre Colin assure que non. Egalement en lien avec les Voix libérées, il dit très bien connaître Gilles avec qui il passé plusieurs années à la chorale : "J’ai discuté avec lui, il est sincère, je n’ai aucun doute." Mais dans le même temps, il dit s’interroger : "j’ai vécu avec lui, et je me demande comment l’abbé a pu faire".
Un discours difficilement audible pour Gilles Martin : "Ils ne nient pas les faits mais demandent 'est-ce que c’est vrai ?' Il leur faut des preuves. Les preuves, ce sont les cicatrices intérieures que l’on a." Au final, il trouve "dommage" qu’ils ne soient pas tous ensemble.
Le traumatisme, Jean-Pierre Colin assure le concevoir notamment dans le fait qu’il perturbe la mémoire des plaignants et rende incohérent certains témoignages : "il est possible que les plaignants se trompent d’un ou deux ans avec le retour émotionnel, mais dans ce cas-là il faut faire attention", sous-entendant que les soi-disant erreurs de dates peuvent être utilisées à leur encontre par l’accusé si un jour un procès a lieu.
Un procès possible ?
Un procès, c’est ce que tous veulent, le collectif du doute, mais aussi les Voix libérées. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui les a poussés à se regrouper et à communiquer : pour trouver des personnes dont les faits ne soient pas prescrits, pour que l’enquête soit relancée.
Car pour l’instant elle est au point mort : il y a eu huit plaintes déposées contre l’abbé Tartu et une audition de témoin, mais à chaque fois les accusations portées remontent à plus de 30 ans, délai au-delà duquel une personne ne peut plus être poursuivie pour crimes sexuels sur mineur.
De son côté, l'archevêché se met dans une posture de prudence: "Les deux collectifs ne sont pas d’accord, une enquête est en cours, en tout cas la justice est censée poursuivre ses investigations, il n’est pas question qu'on interfère, ça donnerait l’impression qu’on prend parti pour les uns ou pour les autres, il n’en est pas question. Souvent il a été reproché à l’Eglise de vouloir faire justice elle-même. Maintenant que la justice s’est emparée de l’affaire, laissons-la faire son travail."
Le prêtre suspendu de tout ministère
Derrière cette neutralité, Mgr Jordy a malgré tout pris quelques décisions ces derniers mois. Lors de son allocution juste avant la messe, il a expliqué aux fidèles présents avoir décidé en décembre "de suspendre de tout ministère le prêtre en question et de laisser travailler la justice". La veille, il en avait également informé Gilles Martin qui résume l'échange : "ils nous ont assurés également que Tartu était définitivement rayé de leurs listes, et qu’il ne pouvait plus faire d’office, de messe même en privé."
Ce dernier, âgé de 86 ans et logé dans une maison de retraite diocésaine, pouvait donc encore y officier jusqu’en décembre. Certains membres des Voix libérées craignaient alors qu’il puisse toujours être en contact avec des enfants. Depuis fin 2021, il a donc été prié de quitter la maison de retraite et est retourné dans sa famille.
Interrogé sur cette décision en janvier dernier, Mgr Jordy nous avait déclaré que "l’addition des plaintes", et la "convergence" des témoignages l’avaient amené à considérer ces faits "de plus en plus crédibles". La réflexion d'écarter le prêtre accusé s’était amorcée à la sortie de l’été mais ce principe de précaution ne s’est appliqué qu’en décembre. Pourquoi différer ? "J’attendais des confirmations" a répondu Mgr Jordy. Une prise de position face à un homme toujours présumé innocent aux yeux de la justice.
Protocole signé avec le parquet
Une justice avec qui l’archevêque de Tours a signé un protocole. Désormais, toute dénonciation d’abus sexuel au sein du diocèse devra être signalée et transmise au parquet. Cet accord a été signé dans plusieurs diocèses de la région, Orléans en premier, mais aussi un peu partout en France. C’est l’une des recommandations de la Ciase, la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise.
Connu aussi sous le nom de rapport Sauvé, du nom du président de la commission Jean-Marc Sauvé, ce texte a été un séisme dans l’Eglise et la société en général. Après plus de deux ans et demi de travaux et d’auditions, la Ciase a en effet estimé qu’entre 1950 et 2020, 216.000 mineurs avaient été victimes de violences sexuelles commises par des membres du clergé, 330.000 si on inclue les laïcs (à savoir ceux qui prennent une part active dans la vie de l’Eglise). Le nombre de prêtres pédocriminels est quant à lui évalué entre 2.900 et 3.200, une estimation a minima.
Au-delà des chiffres terrifiants, la Ciase a émis 45 recommandations pour empêcher que de tels abus ne se reproduisent, et offrir une justice restaurative aux victimes. Des recommandations reprises par la conférence des évêques de France en novembre 2021, lors de leur réunion à Lourdes.
Deux commissions de réparation
A l’échelle de Tours, l’archevêque a fait le choix de créer une mission "de déléguée épiscopale pour une Eglise sûre". Elle devra notamment travailler "à des formations qui seront mises en œuvre dès septembre pour sensibiliser à ces questions dans toute notre Eglise, pour mettre des protocoles en place afin d’assurer des conditions sûres aux enfants dans la vie de l’Eglise, pour être aussi attentifs à la prévention".
Pour le volet réparation, "une instance nationale s’est créée [l’instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation - INIRR, NDLR] et s’est mise au travail dès février avec l’appui d’un fonds de secours et de lutte contre les abus sur mineurs dit fonds SELAM qui a été abondé dès fin décembre par les diocèses de France dont bien évidemment le nôtre", détaille Mgr Jordy.
Avec une première enveloppe globale de 20 millions d’euros, ce dispositif est destiné aux victimes de prêtres qui souhaiteraient une indemnisation financière. Les personnes intéressées peuvent passer soit par leur diocèse, soit directement contacter l’instance qui étudiera chaque demande. Pour ceux ou celles qui ont été abusés par un membre d’une congrégation religieuse, le processus n’est pas tout à fait le même. Ils peuvent se rapprocher de la commission Reconnaissance et Réparation (CRR). Cette dernière fera le lien avec chacune des congrégations où se sont déroulées les violences sexuelles, pour répondre au mieux aux demandes des victimes. Les deux instances assurent qu'elles travailleront main dans la main.
"Dites-le que ça s'est passé"
Venue à Orléans le 3 février pour parler du rapport Sauvé, Alice Casagrande, membre de la Ciase mais aussi de cette commission Reconnaissance et Réparation, a reçu les premiers dossiers. Elle insiste sur un aspect crucial : "ne croyez pas que la première chose que les victimes nous demandent c’est de l’argent, ce n'est absolument pas ça. La première chose que les personnes victimes nous ont demandée, c’est la justice c’est-à-dire la reconnaissance des faits. Les noms, les lieux, les dates. 'Dites-le que ça s’est passé et que ce n’était pas moi [le coupable, NDLR]'. Et ensuite pour certaines, il y a des demandes d’indemnisation, mais ce n’est pas la seule réalité".
Pour voir cette rencontre avec Alice Casagrande et découvrir comment le diocèse d’Orléans, l'un des premiers à avoir créé une cellule d'écoute, affronte pour sa part cette question de la pédophilie dans l’Eglise, rendez-vous mercredi 6 avril en seconde partie de soirée dans notre émission Enquêtes de région intitulée "Quel avenir pour l’Eglise ?"