Chassée et piégée sans relâche jusque dans les années 70, la loutre a bien failli disparaître complètement du territoire français. Protégé depuis 1981, le petit mammifère fait son grand retour sur la Loire et son bassin versant depuis une bonne dizaine d'années. Entretien avec René Rosoux, vice-président du conservatoire d'espaces naturels Centre-Val de Loire, qui a consacré une grande partie de sa vie à l'étude de cette espèce.
À première vue, ce petit animal semi-aquatique, à peine plus gros qu'un chat, semble bien inoffensif. À vrai dire, avec son corps fuselé, ses courtes pattes aux doigts palmés et ses grandes moustaches, la loutre, gracieuse et facétieuse, provoque d'emblée la sympathie.
Et pourtant. Considéré comme nuisible, ce petit mammifère de la famille des mustélidés a longtemps fait l'objet d'une traque impitoyable, au point de disparaître dans la quasi-totalité des départements français.
En concurrence avec les pêcheurs et pisciculteurs
"C'est d'abord en tant que concurrente des pêcheurs que l'on a voulu éliminer la loutre, explique l'éco-éthologue René Rosoux. En 1926,un nommé Joseph Levitre a fait un manuel de piégeage des loutres, et obtenu des crédits du ministère de l'agriculture pour distribuer des pièges partout afin d'éradiquer ce nuisible. Il avait fait des calculs très savants, et surtout très exagérés, pour démontrer que les loutres consommaient des milliers de tonnes de poissons par jour ! On a donc constitué une loutrerie française, comme il existe une louveterie pour les loups, et on est parti en croisade contre cet animal jusque dans les années 70."
Bon an, mal an, pas moins de 4000 loutres étaient capturées et tuées chaque année ! Des chiffres incontestables, car il y avait en plus une prime lorsque le chasseur apportait la queue de l'animal à la préfecture. Et à l'appât du gain, René Rosoux ajoute une raison plus psychologique pour les chasseurs.
Plus un animal est discret, difficile à capturer ou à tuer, plus les chasseurs ont envie de montrer qu'ils sont capables de le faire. La loutre est ainsi devenue un trophée de luxe, un animal que l'on naturalisait et que l'on exhibait chez soi pour se vanter
René Rosoux, éthologue
Une fourrure quatre saisons parfaite pour les manteaux de femmes
Déjà bien mal partie pour cohabiter avec cette drôle d'espèce que constituent les humains, la loutre disposait également, pour son malheur, d'une fourrure soyeuse et fournie en toutes saisons.
"Puisqu'il s'agit d'un animal semi-aquatique, la loutre, contrairement à d'autres espèces, ne connaît pas de périodes de mue, il lui faut une fourrure dense, imperméable toute l'année", poursuit René Rosoux. "Mais le poil est très court, alors on en faisait surtout des cols et des manchons pour orner les manteaux de femmes. Cette fourrure très recherchée avait une grande valeur. Les manteaux se vendaient très cher."
Un gros prédateur de poissons doté d'une magnifique fourrure, la loutre cumulait les handicaps valant bien une extermination ! D'autant que la pollution des cours d'eaux est venue ajouter son grain de sel.
"Après la deuxième guerre mondiale, la qualité des eaux s'est sérieusement dégradée. Les industries chimiques, les tanneries, les garages envoyaient leurs rejets directement dans les rivières, les polluant sur des kilomètres. Tout comme les zones de grandes cultures avec les pesticides. Ce n'est que bien plus tard qu'on a commencé à se préoccuper de la transparence écologique des cours d'eau."
D'espèce nuisible à espèce protégée
L'extermination a donc bien failli se produire : il ne restait au début des années 70 quelques spécimens de loutres que dans 6 ou 7 départements français, contre la totalité au début du XXème siècle. L'Homme s'est enfin décidé à mettre le holà, à faire cesser le carnage.
En 1972, on a interdit le piégeage et la chasse de la loutre. Elle n'était pas encore protégée mais les techniques et méthodes de mise à mort étaient interdites. Il a fallu attendre 1981 pour qu'elle soit réellement protégée et que les gens commencent à le savoir. Ces mesures, auxquelles viendra s’ajouter l’interdiction de l’usage des pièges à mâchoires en 1994, ont très certainement permis d’inverser la tendance et d’éviter son extinction en France.
René Rosoux, éco-éthologue, vice-président Conservatoire d'espaces naturels Centre-Val de Loire
Ainsi, contre toute attente, au début des années 80, la loutre commence à se rétablir progressivement. Des signes de reconquête apparaissent sur les marges du massif central et dans les marais atlantiques.
Sur la Loire moyenne, entre Gien et Tours, il faut attendre 2005 pour que l'éthologue repère les premières traces sur le sable. "C'était un indice de passage, mais pas forcément d'installation", explique-t-il. "La loutre, quand elle prospecte, si elle ne trouve pas suffisamment de nourriture, si elle est dérangée ou ne déniche pas un partenaire, elle peut repartir d'où elle venait et on ne la voit plus. La fixation prend du temps et ce n'est que vers 2010 qu'on a eu des preuves d'installation."
Outre la protection de l'espèce, René Rosoux estime que, dans la Région, un autre facteur a joué dans la réapparition de la loutre :
"En Centre-Val de Loire, les petits étangs de loisir se sont multipliés, toutes les carrières et ballastières en bord de Loire ont été aménagées en trous d'eau et empoissonnés. Des zones de pêche, des ressources alimentaires qui n'existaient pas il y a 50 ans, tout ceci a été bénéfique pour la loutre."
Un animal très discret et en petit nombre
Le retour du petit mustélidé dans notre Région est une excellente nouvelle, il ne faut pas pour autant s'attendre à voir gambader des loutres un peu partout sur les bords de Loire :
"C'est un animal essentiellement nocturne, on peut éventuellement en voir au petit matin. Mais, plus elle est dérangée, plus il y a d'hommes et moins la loutre se montre. Elle est d'autant plus difficile à observer qu'elle ne dispose pas d'un seul terrier et qu'elle change d'endroit en permanence. J'ai étudié par radio pistage une loutre femelle dans le marais poitevin, son domaine vital comptait une trentaine de terriers !"
Et la population reste limitée, même s'il est très difficile de fournir des estimations pour le val de Loire. Rappelons que l'on tuait les loutres par milliers chaque année pendant plus d'un demi-siècle :
"Aujourd'hui en France, il reste peut-être 2500 loutres. Elle est de retour sur la Loire, mais elle n'y est pas très abondante. Il faut savoir que le territoire vital d'un individu compte 10 à 15 kilomètres de rivière. Les petits partent s'installer ailleurs dès qu'ils sont autonomes, et, de toutes façons, leur taux de survie est très limité, la moitié finit par mourir. La loutre est bien présente, mais il n'y en a pas des centaines."
Poissons, grenouilles et écrevisses au menu
Si les empreintes sont importantes pour les naturalistes, les épreintes, c'est-à-dire les crottes, le sont aussi. Elles permettent de déterminer le régime alimentaire.
"Pour étudier le régime alimentaire des loutres en bord de Loire, on ramasse leurs crottes et on regarde ce qu'il y a dedans comme ossements de poissons, comme restes de proies. On y trouve toute l'année des restes d'écrevisses. Non pas des autochtones à pattes blanches, qui ont quasiment disparu, mais des écrevisses américaines, une espèce introduite et aujourd'hui invasive. Les loutres consomment aussi des grenouilles, au printemps. Mais leur régime reste constitué à 80 ou 90 % de poissons."
Une espèce sentinelle
Alors que la faune sauvage subit à l'heure actuelle un effondrement de ses populations, quelques espèces, pourtant sensibles et exigeantes sur le plan écologique, font leur retour et recolonisent les espaces naturels. C'est le cas de la loutre, comme du castor, du loup ou encore du balbuzard pêcheur.
Mais pour René Rosoux, ce phénomène inattendu n'est peut-être que temporaire :
"D’autres menaces se font jour, notamment l’apparition de nouveaux pesticides et autres perturbateurs endocriniens. Les effets combinés des anciens contaminants, toujours présents dans nos écosystèmes et les nouvelles substances toxiques peuvent provoquer des effets cocktail, imprévisibles, difficilement détectables et donc peu maîtrisables. En cela la loutre, outre son statut de bioindicateur, peut aussi jouer le rôle d’espèce sentinelle pour les communautés aquatiques et, par-delà, la santé humaine."