Abattu par la hausse des coûts et la prise de conscience écologique, le modèle de la maison individuelle traverse une crise sans précédent depuis les années 70. Simple turbulence, ou fin d'un rêve ?
Une barrière immaculée, et derrière elle, au centre d'un jardin, une maison sans mur mitoyen ni vis-à-vis, abritant la parfaite famille nucléaire.
Une "France de propriétaire", c'est aussi ce dont rêve Nicolas Sarkozy en 2007, à l'époque où les taux d'intérêts sont bas et où le record de transactions est battu chaque année. Quinze ans plus tard, le retour à la réalité est douloureux : le marché s'est effondré, et la perspective de devenir propriétaire, pour une majorité de Français s'est envolée. Comment en est-on arrivés là ?
Une maison trop chère, trop rare
Entre 2023 et 2024, sur une année glissante, le nombre de construction des maisons individuelles recule encore de 27,5% selon le baromètre Markémétron dressé fin juin. Le Centre-Val de Loire est la deuxième région où ce recul est le plus marqué, derrière l'Occitanie et devant le Grand Est.
Ludovic Dagois est agent immobilier à Châteauroux, et président de la FNAIM dans le Centre-Val de Loire. Depuis le marché de l'ancien, sa spécialité, il avoue être "aux premières loges pour constater l'effondrement du marché du neuf". Et notamment de cette fameuse maison pavillonnaire, que les acheteurs n'ont tout simplement "plus les moyens" de s'offrir.
"Les budgets ont explosé", poursuit l'agent immobilier. Le covid-19, la guerre en Ukraine, la hausse des prix des matériaux et un contexte généralement inflationnaire ont fait grimper les prix. Une inflation éclair que confirme les professionnels du bâtiment, dont les affaires vont mal depuis deux ou trois ans. "Je n'ai jamais vu ça", confie Fausto Andria, dirigeant des Demeures du Lys et responsable du Pôle Habitat à la Fédération française du bâtiment (FFB) en Centre-Val de Loire.
Tout a augmenté. On avait l'habitude d'augmenter de quelques pourcents, bon an mal an, mais là ça n'a rien à voir. Certaines tuiles ont pris +80% en un peu plus d'un an. Là, en même pas deux ans, le prix des maison a pris au bas mot 30%.
Fausto Andria, Fédération française du bâtiment
Sans surprise, le revenu des ménages, en particulier des primo-accédants, ceux qui souhaitent acheter pour la première fois, n'a pas du tout suivi la même trajectoire. Selon l'Insee, le salaire net moyen, en progression d'une quinzaine de pourcents depuis 2017, chute de quelques points pour toutes les catégories de la population depuis 2022.
En ajoutant l'inflation des produits de consommation et la hausse des taux d'intérêt des emprunts immobilier, qui ralentit enfin en 2024, les acquéreurs potentiels sont bien obligés de revoir leurs envies à la baisse.
Face à l'effondrement de la demande, le carnet de commande des constructeurs s'est vidé. "Entre 2021, quasiment une année record, et 2023, on est passés de 130 000 permis de construire par an en maison individuelle à 58 000", indique Fausto Andia.
"Il y a beaucoup de défaillances d'entreprises, et ce n'est pas fini !" assène encore le constructeur. "Des gros faiseurs, qui vendaient des contrats de construction à hauteur de 250 ou 300 par an, et qui au bout de deux ans se retrouvent sans rien, s'ils n'ont pas anticipé, ils ont tout perdu."
Du rêve américain à "l'aberration écologique"
Car ce rêve français, qui est au fond un rêve américain, c'était celui d'un acte fort : devenir propriétaire, faire construire, posséder son chez-soi. Dans les années 1950 et 1960, le "white picket fence" était le signe par excellence de la réussite, exporté partout dans le bloc occidental. En France, il s'enracine dans les années 1970 et devient une vision familière du monde rural et du tissu périurbain qui entoure les grandes villes.
Cette "White Suburbia", comme on l'appelle outre-Atlantique, est à la fois l'expression d'un idéal démocratique, où chacun peut théoriquement avoir accès au logement, et de l'injonction à faire étalage, dans un parfait conformisme, de sa prospérité financière.
Or, les coûts de construction et d'entretien imposent un retour à la réalité. "Les envies et les besoins évoluent", constate Ludovic Dagois. "La maison individuelle, c'est une aberration écologique." Et l'envie du pavillon, coûteux et gourmand en énergie, s'efface devant des problématiques économiques et écologiques. "C'est un rêve qui se casse un petit peu la figure."
De façon plus prosaïque, la fin du rêve se matérialise par des normes environnementales et thermiques plus contraignantes. En 2022, l'entrée en vigueur de la réglementation thermique RE2020 complexifie et augmente le coût de la construction, tandis que la loi Zéro artificialisation nette, qui vise à protéger les sols, restreint les terrains constructibles.
"Ils sont bien gentils avec leurs normes, mais ça ou rien ?" s'agace Fausto Andria. "On ne fait que complexifier un système, et ajouter 10 à 15% au coût de construction. Le primo-accédant, quand il voit ça, il préfère rester dans son HLM !"
Pour les constructeurs, le blocage des chantiers aggraverait encore le manque de logements sociaux. En effet, outre une construction trop faible -- de nombreux départements préfèrent payer une amende plutôt que de se mettre en conformité avec la loi -- ceux qui "libéraient ces logements à une époque, ces 'petits' primo-accédants, aujourd'hui n'ont plus les moyens de partir".
Car le coût écologique, avec l'augmentation des prix de l'énergie, commence à devenir palpable pour ceux qui rêvent d'être propriétaires. "À la campagne, il fait en moyenne deux à trois degrés plus froid qu'en ville", note Ludovic Dagois. Or, si dans un immeuble de ville tout le monde profite du chauffage. Chauffer un logement plus grand, habité par une seule famille, revient automatiquement plus cher par personne.
C'est un projet dont le bilan écologique n'est pas terrible.
Ludovic Dagois, FNAIM Centre-Val de Loire
Cette importance prise par le bilan énergétique est symbolisée par le fameux DPE, le Diagnostic de performance énergétique. "Le DPE, dans l'ancien, n'était pas très important pour les acheteurs il y a encore quatre ou cinq ans. Il existe depuis dix ans, mais tout le monde s'en moquait !", explique Ludovic Dagois. Or la dernière loi Climat impose, outre la réalisation du DPE, des restrictions à l'achat et à la location pour les "passoires énergétiques" classées en F et G.
"Aujourd'hui, vous pouvez avoir un beau pavillon en Centre-Val de Loire en remboursant votre prêt à hauteur de 1000 euros par mois", estime l'agent immobilier. Mais lorsque la facture énergétique atteint les 300 euros, "sans compter l'entretien, les éventuels travaux, ça fait réfléchir les acheteurs !" Surtout lorsque acquérir ou faire construire une maison inclut les nombreux trajets en voiture. Il faudra donc faire face à la hausse des prix du carburant, parfois acheter un second véhicule, là où un urbain pourra profiter des transports en commun, même si leur prix tend à augmenter aussi.
"C'est toujours le rêve de nombreux Français !"
Alors, faut-il faire le deuil de la maison individuelle, non mitoyenne ? Les constructeurs veulent rester optimistes, mais craignent un effort politique pour les obliger à changer de modèle. "Il y a une volonté politique de limiter autant que possible le secteur de la maison individuelle", accuse Fausto Andria, qui cite également la fin des prêts à taux zéro mis en place durant la période covid-19, juste avant la forte remontée des taux d'intérêt. "La construction de plateformes logistiques par exemple, qui ont une empreinte bien plus lourde, n'a pas l'air de subir autant de difficultés. Le lobby du transport doit avoir plus de poids que celui du bâtiment !"
Et pourtant, l'attachement à la maison individuelle n'est pas mort, loin de là. L'ancienne ministre du Logement Emmanuelle Wargon en avait fait les frais en 2021 en qualifiant la construction de lotissements de "non-sens écologique" avant de devoir se rétracter devant une levée de boucliers. "C'est toujours le rêve de 80% des Français !" affirme pour sa part Fausto Andria, citant une étude Ifop - Fédération des Constructeurs de maison individuelle de mars 2024.
Exerçant son métier depuis quarante ans, il estime que cette tempête, comme les précédentes, passera. Dans l'intervalle, les entreprises qui semblent tirer leur épingle du jeu sont celles qui se tournent vers "le moyen, haut de gamme", à destination d'un public plus aisé. Le prix du rêve ?