Une exposition itinérante, organisée par la fondation du Camp des Milles, injecte une piqure de rappel sur la base de nombreux travaux historiques : comment une démocratie peut se transformer en régime autoritaire, totalitaire voire génocidaire, avec la passivité complice de la majorité.
Il est des périodes où se souvenir de l'histoire est peut-être encore plus importante que d'habitude. Et si "l'exposition n'a pas du tout été conçue en lien avec l'élection présidentielle", elle résonne malgré tout très fort en ce moment. Ce mardi 29 mars, l'université d'Orléans a accueilli une exposition itinérante et en plein air, conçue par la fondation du Camp des Milles.
Le site-mémorial du Camp des Milles, près d'Aix-en-Provence, c'est le plus grand camp de concentration et de déportation visitable de France. Il a été utilisé entre 1939 et 1942 par les autorités françaises pour emprisonner des opposants politiques et des minorités, et d'où la France fera partir des Juifs vers l'extermination organisée par les nazis.
Le basculement vers le pire
C'est ce passé, cette histoire du pays, que souhaite raconter l'installation. Devant Le Bouillon, salle de spectacle du campus orléanais, une tonnelle abrite quelques panneaux, expliquant aux profanes ce qu'est le Camps des Milles et la mission de son travail scientifique. La fondation propose un modèle réflexif, dont l'objectif est de "mettre en parallèle les génocides du XXe siècle pour mieux comprendre à quel moment une démocratie installée peut basculer vers le pire", résume Rachid Haddouche.
Responsable logistique de la tournée, il alpague les étudiants qui passent près du stand. Il les oriente vers les quelques panneaux explicatifs, ainsi que vers un court film de 24 minutes, diffusé dans une télé dans le bus affrété par le camp. Son petit nom : le BARD, pour bus d'alerte républicaine et démocratique. Depuis le 22 février, le car sillonne la France, s'installant sur des places publiques, devant des centres sociaux ou au sein d'universités. "On veut toucher le plus grand monde pour alerter, alerter, alerter", assène Rachid Haddouche.
Devant l'exposition, "on peut être amené à se poser la question d'une résonnance avec ce qui se passe en ce moment", estime de son côté Didier Chavrier, vice-président de la fac, chargé de l'égalité. Vantant la récente signature d'une convention entre l'université et la Licra, il assume la dimension politique de l'installation. "Mais pas politique au sens des partis, politique dans le sens de la construction d'une société, comment elle va vers le génocide."
Le diable, les détails
Pour expliquer ce basculement, l'exposition met en avant un "modèle réflexif" bâti par les scientifiques de la fondation. Ce modèle s'appuie sur l'apparition dans l'histoire d'engrenages communs, ayant mené à la Shoah, au génocide arménien ou au génocide tutsi. À savoir un terreau fertile à l'intolérance, suivi de banalisation de violences au quotidien, avant que ces violences fassent de la démocratie un état autoritaire. La dernière étape, c'est "l'extension des persécutions et des menaces contre tous", explique l'expo.
"Parfois, on regarde ça, on se demande où on en est et la réponse peut faire peur", assure Didier Chavrier. Car là est la mission de l'exposition : remettre l'église au milieu du village avec des faits historiques appuyés, à l'heure où Eric Zemmour notamment affiche une tendance à la réécriture historique, et où l'extrême-droite enregistre des scores électoraux inédits dans la Ve République.
"On a tous tendance à se moquer, à tourner certaines personnes en dérision, reconnaît Jules, étudiant en L1 d'histoire géo, arrêté devant le stand. On ne pense pas que ça peut être un début, il faut faire de la sensibilisation dès ce début, à la racine." Pour lui, l'expo fait figure de "piqure de rappel importante".
Pour Jean Karkach, élu Unef et étudiant en L2 de droit, il faut continuer à "faire le lien entre l'histoire et des questions très actuelles", pour "ne pas refaire les mêmes erreurs". Il ne prononce pas le nom d'Eric Zemmour, mais le cible directement, fustigeant des prises de position "pas du tout historiques et qui relèvent plus de l'opinion que du factuel".
Majorité passive
Contacté par téléphone, le directeur de la fondation Nicolas Sadoul insiste sur l'importance de la démarche scientifique, historique, à mesure que les années passent. "Ce qui s'est passé au camp des Milles entre 1939 et 1942, les personnes qui l'ont vécu sont en train de disparaître, explique-t-il. Des personnes qui ont vécu les résultats d'un régime devenu autoritaire." Le rôle du chercheur, selon lui, doit nous faire nous demander : "Sommes-nous lucides dans toutes les situations, lorsque l'Histoire se déroule sous nos yeux ?"
Cette lucidité doit passer, selon lui, par le vote, qui est "l'un des premiers moyens de résistance". Une question qui prend tout son sens alors que l'abstention est au plus haut depuis quelques années en France. Car le Camp des Milles insiste tout autant -comme cause du basculement vers l'autoritarisme- sur la minorité extrémiste et bruyante que sur la majorité silencieuse. "La majorité ne se sent pas concernée. Par sa passivité, elle se fait complice", affirme la voix off du court film passé dans le bus.
La fondation se fixe ainsi comme vocation de remobiliser les électeurs pour une "survie démocratique". Pour Nicolas Sadoul, selon les critères du modèle réflexif, on serait "au milieu de l'étape 2", caractérisée par "une augmentation des violences racistes et antisémites, des crispations identitaires, une perte de repères, des institutions attaquées". Selon le directeur de la fondation, sans prophétiser un avenir peu enviable, l'exposition est "un appel à la lucidité". Agir maintenant pour ne pas regretter plus tard.