Tribune des généraux, "guerre civile", extrême-droite : le témoignage de militaires et d'ancien militaires

Depuis le 21 avril, tribunes et contre-tribunes s'enchaînent pour parler au nom des militaires sur le "délitement" de la société. Co-signés par des hommes de tous grades, ces documents sont souvent à l'initiative d'anciens officiers septuagénaires. Qu'en pensent les jeunes et la base ?

Ils sont trois, ils ont entre 25 et 35 ans, font partie ou ont fait partie des forces armées françaises à divers grades, mais ils ont un point commun : le "devoir de réserve", cette obligation qui n'est pas inscrite dans la loi, mais les expose à des sanctions disciplinaires s'ils manquent de retenue dans l'exercice de leur liberté d'expression. Pourtant, Antoine*, Bruno* et Christophe* ont accepté de donner, anonymement, leur sentiment sur les tribunes et contre-tribunes qui prétendent parler en leur nom depuis le 21 avril dernier.

Ce jour-là, une vingtaine de généraux, dont plusieurs à la retraite, publie dans le magazine phare de la droite dure Valeurs actuelles une tribune "pour un retour à l'honneur de nos dirigeants". La tribune, à l'initiative d'un capitaine de gendarmerie à la retraite, dirigeant du service d'ordre du Front national dans les années 90 et reconverti dans la sécurité privée pour un grand groupe de luxe, appelle à une réaction face au "délitement" de la société et au "laxisme" de la justice. Parmi ces "périls" se trouvent aussi l'islamisme et l'antiracisme, et surtout le risque d'une "guerre civile" en France, au cours de laquelle l'armée serait forcée d'intervenir.

La guerre civile, "pure fiction" ou "possibilité" ?

Pour Antoine*, officier dans l'armée de terre, ce risque est, à l'heure actuelle, "une pure fiction", mais la tribune sonne comme un avertissement. "C'est un coup de pied dans le merdier", lâche-t-il, citant "les 'zones de non-droit', les voitures brûlées, les quartiers où les policiers ont peur de se faire tirer dessus". Ces problèmes sont selon lui constitutifs d'un malaise, y compris au sein de l'armée dont les missions ne cessent de se compliquer tandis que ses moyens se réduisent, "mais c'est aux politiques de réagir".

Le jeune officier subalterne note cependant un "décalage" entre la mentalité de ces "généraux d'un autre temps", d'une "autre armée que celle qu'on connaît maintenant", et "la mentalité des officiers aujourd'hui". Parmi ces derniers, la nécessité de rester loyaux aux autorités du pays, et de demeurer publiquement neutre sur le plan politique, reste primordiale. C'est d'ailleurs le ton donné par la réaction du chef d'état-major des armées, le général Lecointre, qui a rappelé une nouvelle fois la sacro-sainte "obligation de réserve" des membres des forces armées. Dans Libération, le général à la retraite Didier Castres a pour sa part estimé qu'une tribune comme celles que continue de publier Valeurs actuelles portent le signe de la "division" de l'armée.

L'armée, entre mal-être et tensions

Ce décalage n'est pas seulement générationnel, il existe aussi entre l'armée et la société civile, note Bruno*, ancien sous-officer d'infanterie déployé à l'étranger et reconverti dans les forces de l'ordre. "Quand on part en opération et qu'on revient, on voit qu'on est en décalage avec nos amis, avec nos familles" explique-t-il. "On sacrifie sa peau, sa vie de famille. On ne se plaint pas : on l'a choisi, on y va avec le sourire, c'est notre boulot !"

Lui non plus ne croit pas tellement à une volonté "putschiste" derrière les prises de paroles de généraux à la retraite :"Je pense qu'ils ne font que prévenir, c'est un avertissement, comme quand on lance l'alerte devant une catastrophe naturelle". "Les officiers sont toujours un peu plus carriéristes" raille l'ancien fantassin, qui regrette un "manque d'humilité" de la part de ses aînés. Mais pour lui, l'armée ne saurait être à l'origine d'une prise de pouvoir politique en France. "On leur apprend les valeurs du combattant, le culte de la mission, la défense de la population. Si on s'engage, c'est un peu pour devenir le super-héros de la France !" Selui lui, si "le mal-être" au sein de l'armée, la "perte de valeur" dans la société sont bien palpables, la solution sera politique et populaire, mais probablement pas militaire.

A travers des mots forts, le but c'est bien d'éviter l'escalade. Le plus triste pour un soldat c'est de revenir et de voir les Français se battre entre eux

Bruno*, ancien sous-officier d'infanterie

Christophe*, lui, a claqué la porte de la Légion étrangère après plusieurs déploiements, dont il porte toujours les cicatrices physiques et émotionnelles. Il mesure lui aussi ce décalage avec les civils, mais davantage sur le plan social et humain que sur le plan politique. "Quand tu es engagé, ta seule famille, tes seuls amis, tout ce que tu connais, c'est ton régiment. Tu n'es pas censé avoir d'états d'âme." Le retour à la vie civile, après le sévère dressage connu au sein de l'armée, est parfois source de "petites rancoeurs" envers des civils qui ne sont pas soumis à la même discipline. Cette même rancoeur pourrait expliquer, selon lui, le point de vue d'anciens militaires et de généraux à la retraite sur ce qu'ils perçoivent comme un "délitement" de la société. Au point d'en arriver à la guerre civile ? "Oui, c'est une possibilité. Pour moi c'est possible que ça parte en couille."

Les militaires, plus frontistes que les autres ?

Les accents nationalistes et réactionnaires de la tribune des généraux ont également fait craindre une collusion entre une fraction de l'armée et une extrême-droite qui, elle, entretient sans complexe les fantasmes autour d'une guerre civile. Le 30 avril, le Monde affirmait que "4 militaires sur 10 votent pour l’extrême droite – près de deux fois plus que la moyenne nationale – 6 sur 10 votent ailleurs", sur la base du détail du suffrage dans les petites communes où les militaires sont nombreux. "C'est trop facile !" s'insurge Antoine, qui reproche à cette analyse de vouloir "faire dire aux militaires" pour qui ils votent. "L'armée n'est ni plus ni moins qu'un reflet de la société", poursuit-il. "Autour de moi il y a énormément d'officiers qui rejettent les opinions de Marine Le Pen."

Bruno*, lui non plus, n'y croit pas. "Je suis prêt à parier que la progression de ces idées dans l'armée suit à peu près leur progression chez le peuple en général" lance-t-il. Au sein des unités combattantes qu'il a connu, le "culte de la mission" passe avant toute considération politique, religieuse ou raciale. "Sous mes ordres j'ai eu des hommes musulmans comme j'ai eu des Nordistes, des laveurs de carreaux comme des mecs avec Bac +5 !" Pragmatique, l'armée s'adapte aux obligations religieuses de ses soldats, par exemple sur le plan alimentaire : les rations casher existent de longue date, et depuis la création de l'aumônerie musulmane en 2005 les rations halal deviennent courantes. "Je crois que ceux qui votent RN ils veulent juste un changement, à tort peut-être. Mais à force d'être abandonnés ils n'ont pas le choix."

"Moi, je vais te dire : j'ai jamais voté" lâche brutalement Christophe*. "Parmi les militaires, beaucoup sont d'extrême-droite c'est sûr", note-t-il néanmoins. "Après, c'est chacun ses opinions." Pour Bruno*, en tout cas, "l'humilité" dont font preuve les militaires n'empêche pas un cruel sentiment d'abandon, de manque de reconnaissance, lié également à des missions de plus en plus complexes et variées et à des réductions budgétaires.

"Quelque part, tout ce qu'on demande, c'est une tape sur l'épaule, un 'merci', et nous on fera l'effort de notre côté !" lâche l'ancien sous-off'. C'est précisément sur ce "sentiment d'abandon", partagé par une grande partie de l'armée, que table le RN de Marine Le Pen pour avancer ses pions, sans que le reste de l'échiquier politique ne fasse autre chose que condamner la manoeuvre. A moins d'un an de l'élection présidentielle, l'opinion des militaires est elle aussi devenue un champ de bataille. Au grand dam des premiers concernés.

Les prénoms marqué d'un astérisque * ont été modifiés

 

 

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