Alors que les noms pour la salle hip-hop du Printemps de Bourges ont été dévoilés, nous avons rencontré trois artistes à l'affiche pour nous plonger avec eux dans leurs textes. Ce deuxième épisode est consacré à Gringe. Il sort, à 39 ans, son premier album solo, après toute une carrière en duo.
Le 11 décembre, le Printemps de Bourges a dévoilé la programmation très, très enthousiasmante de sa salle hip-hop. Columbine, Alpha Wann, Vald, et d'autres artistes qui ont marqué l'année 2018 de leur empreinte.
A l'occasion de ces annonces, nous avons rencontré trois de ces artistes à l'affiche. Le but : nous plonger, avec eux, dans leurs textes, du début de leur carrière à aujourd'hui.
Episode 2 : Gringe
Notre série se poursuit avec Gringe. Il a rencontré Orelsan en 1999, ils ont tout fait ensemble. Leur groupe, les Casseurs Flowters ; leur film, Comment c'est loin ; leur série, Bloqués. A 39 ans, Guillaume Tranchant a relevé les manches pour activer le mode solo : Enfant Lune est sorti en 2018. Suspendu le ping-pong verbal, l'album libère une histoire jusqu'à présent effleurée, à peine.
Pour cette rencontre, nous avons choisi 5 textes :
- Les petites notes (Fantasy : Episode 1, 2003)
- Freestyle chez Bombattak (Original Bombattak Freestyle mixtape, 2006)
- Change de pote (Orelsan et Gringe sont les Casseurs Flowters, 2013)
- Si facile (Comment c'est loin, 2015)
- Enfant Lune (Enfant lune, 2018)
Les petites notes : retour aux origines
"Saisis la nuance de profil", a-t-il écrit, et c'est exactement ce qu'on va essayer de faire. Entre lui, et le reste du monde ; entre lui et celui qui avait toujours été son double, le rappeur Orelsan.
Pour l'instant, il contemple sa punchline qui date de 2003, déjà. "Putain, c'est fou que j'm'en rappelle ! Je crois qu'encore aujourd'hui, c'est une de mes punchlines les plus réussies, sourit-il sur fond de sérieux. C'est un jeu de mots sur ce que je suis, un mec de banlieue, qui a grandi avec des rebeu et des renoi."
La banlieue, c'est Cergy-Pontoise, où il vit jusqu'à ses 19 ans. Ensuite, transfert vers Caen. "Je voyais ça d'un très mauvais oeil, j'ai stigmatisé toute une population. Terrible ! (rires) Quand je suis arrivé tout de Lacoste vêtu... Mais ça m'a apporté une ouverture d'esprit incroyable, que j'avais pas anticipée. Ça a été un épisode de ma vie qui a démarré difficilement, et puis ça a été quelques unes de mes plus belles rencontres. Mes potes - ma deuxième famille - Orel et les autres."
4 plus tard sort Fantasy : Episode 1, la mixtape qui fonde le duo des Casseurs Flowters. Pas encore très finement, comme en attestent certaines punchlines. "Quand on a 20 ans, on a envie de montrer aux autres rappeurs, et pas que ceux qui marchent, à TOUS les rappeurs, qu'on est le plus fort. Avec Orel, on voulait marquer notre différence, la nuance qu'on apportait au modèle de rap établi à l'époque. On était déjà très dans la dérision, dans la provoc"
Mais, "c'est d'flipper quand je réalise c'que j'ai dit", entend-on dans les Petites notes. "J'ai quand même un minimum, un soupçon de conscience, ironise Gringe. Moi, j'ai été très précoce dans la connerie, et le dire c'est le conscientiser, comme chez le psy !"
Freestyle Bombattak, les racines d'un rap
En 2006, Gringe arrive sur les antennes de Générations, dans l'émission Original Bombattak. Il passe de l'autre côté du micro. "Je me rappelle, quand j'écoute ces émissions, j'entends les premiers freestyle d'Oxmo, de Diam's... J'en prends plein les oreilles, ils sont charismatiques, ils ont des choses à dire, ça me stimule de ouf."
Il rappe ce qu'il connaît ; la dèche, et la débrouille concomittente. "Pendant presque 10 ans, j'ai été hyper oisif. Mes années à Caen, c'était terrible, pénible souvent. Je voyais les gens autour de moi, être dans leur couple, trouver des taffs, et moi j'étais hyper observateur. Mon bédo, mes yeux. Souvent, je me faisais chier, mais je me rends compte que c'est ça qui a nourri des projets comme Casseurs Flowters. J'ai tellement eu de choses à raconter grâce à ça..."
Au passage, quelques tacles plus au moins sérieux. Au Front National, un ennemi commun qui mobilise beaucoup le milieu du rap de l'époque. A Emma Daumas aussi, "totalement gratos" reconnaît-il, avec le rire un peu honteux des souvenirs de jeunesse.
A côté de ces références téléguidées par l'époque, une particularité qui tient en une phase : "J'veux partir façon Jesus Malverde". Qui ? Hein ? Peut-être que bien que Gringe essaie de rendre son étrange curiosité contagieuse. "Je pense que c'est l'explication la plus rationnelle, singe-t-il. C'est marrant, Orel me disait toujours ça : "t'as des sous-références, des ref' obscures". J'ai de la famille qui vit à Sètes, et il y avait un petit musée d'art contemporain qui avait fait une expo sur Jesus Malverde, qui était un Robin des Bois mexicain."
30 secondes de pause pour assimiler : "J'ai un référenciel qui est probablement pas celui de la moyenne des gens." Probablement pas.
Change de pote : la voix des femmes
De pote, il n'a jamais changé, mais ce morceau-là détonne. C'est contradictoire de tendre l'arme aux dames, quand on a buzzé sur une chanson qui dit "suce ma bite pour la saint-valentin" ? "C'est un retournement, c'était difficile de se détacher de cette image un peu myso. On était vraiment jeunes quoi, et un peu couillons. On se dit "Ouaaaaaiiiis on parle de nous", peu importe en bien ou en mal". Sauf qu'en grandissant..."
Chercher le sexiste, chez Gringe, c'est s'échiner contre les faits. Du superbe skecth de Bloqués sur le féminisme, jusqu'à sa vie privée. "Je vois la femme comme mon alter ego. J'ai été éduquée par des femmes : ma mère, ma tante, ma grand-mère, principalement. Je pense avoir une sensibilité féminine plus exacerbée que certains de mes potes, et puis hyper assumée, quoi ! Je me fais beaucoup plus vite chier avec des mecs qu'avec des meufs, et je parle pas de sexe", précise-t-il.
Sur Change de pote, c'est Izïa Higelin et Maï-Lan qui assurent les voix féminines et le clip, tout en looks et regard de tueuses. "A l'époque, c'est des potes d'Orel... et c'est les deux seules qui veulent bien (rires). On kiffe leur sensibilité artistique, elles ont deux identités vocales totalement différentes, ça marche très bien quoi. C'est deux nanas qui ont des personnalités fortes, du charisme, une aura, elles sont jolies... C'était chanmé."
Comme tout le reste, comme tellement tout le reste, le texte est d'inspiration autobiographique. Le passe-passe brouille les pistes, fusionne l'expérience des deux accolytes.
"On n'a pas besoin de se le dire, qu'on est un couple avec Orel, on le sait, on le sait très bien. Quand mon ex venait me voir à Caen, elle me disait: "C'est sûr qu'un moment donné, je vais vous cramer en train de vous embrasser". On avait de telles connivences avec Orel que c'est déroutant pour quelqu'un de l'extérieur."
Si facile, se brûler les ailes
Nous voilà en 2015. Entre-temps, Orelsan a lancé deux albums solo, et les Casseurs Flowters ont déjà un album à leur actif. Ils sortent alors un film, Comment c'est loin, et un nouvel opus pour faire office de bande-son. Si facile vient essuyer les plâtres du succès.
"A ce moment-là, on est dans une réalité qui est nouvelle pour moi : on tourne beaucoup, on fait des festivals devant 25 000 personnes. Je vois le regard des personnes autour de moi changer. Une inquiétude, mêlée de fascination, de jalousie."
Comme beaucoup, il devient soluble dans la célébrité. "Ton égo prend le dessus, tu te détaches un peu de la réalité. Les deux ou trois premières années, j'ai fait de la merde. J'ai trompé ma chérie, dans tous les sens, en banalisant le sexe, j'ai sûrement été très égoïste dans mes relations avec mes proches. L'argent, j'en avais jamais eu, du coup ça m'a brûlé les doigts. J'ai vécu à l'hôtel une pige, vraiment j'me suis pris pour un nanti.Y'a eu des dérives, quoi."
Il en revient vite, et remballe son égo jusque dans les profondeurs. Ce morceau, il est avant tout pour Orelsan, c'est sa revanche. Mais pas celle de Gringe.
"Bah je trouve pas qu'j'ai réussi, moi. On m'identifie grâce à Casseurs, mais ça veut rien dire. Non, Orel il a réussi. Il est installé dans quelque chose de durable. Moi, je suis en train d'opérer un espèce de virage à 360°. J'installe un univers avec mon album, pour que les gens commencent à m'identifier là-dedans, mais je pense que ça les a beaucoup déroutés pour certains."
Enfant lune : et voici Gringe
L'album, effectivement, est une surprise. Mélodieux, intimiste, douloureux... A une galaxie du Casseur. "C'est tellement personnel que ça peut paraître impudique, parfois. Dans ma relation aux drogues, à mon père, à la perversité narcissique, à la maladie de mon frère... J'explore des zones de ma vies qui sont délicates à retranscrire, mais c'est comme ça que je vois le truc. J'envisage pas cette forme artistique autrement que dans le don de soi" tranche Gringe.
Les premières réactions sont loin d'être à la hauteur du sacrifice. "J'ai vu les premiers retours et ça m'a flippé ma race. Les gens sont en train de dire que c'est éclaté, que c'est du RNB, que c'est fragile, ils sont où les casseurs... Je viens de me foutre à nu et je me fais déchiqueter en place publique."
Pour les proches, l'onde de choc se fait sentir aussi. Le scanner soulage son frère, ébranle sa mère. Pour ce qui est de Pièces détachées, "mon père l'a jamais digéré". Mais il n'y peut rien : l'enfant-lune, c'est lui. "Dans ma définition, c'est quelqu'un qui vit une solitude qui est pas tout le temps choisie. C'est aussi la métaphore d'une vie intérieure dense, un peu le côté cadeau empoisonné. Ce fardeau te fait sentir très en vie, et très à part."
Il en veut pour exemple son rapport élastique et lointain au temps, lui qui sort ce premier album à presque 40 ans. Mais les frutaisons douces sont parfois les meilleures. "Je vais bosser avec une chercheuse en neuro-chirurgie, qui prépare un bouquin sur la schizophrénie, on me propose des conférences, je me dis... Les opportunités que ça m'ouvre, sorti du petit cadre du rap, je trouve ça magnifique."
C'est là que Gringe s'est toujours senti bien. Hors du cadre.