En juillet dernier, il y a presqu'un an, Lamentu Di U Castagnu s'élevait au coeur du Concert Hall du prestigieux Kennedy Center, à Washington. Barbara Furtuna représentait la Corse au festival Serenade!, dédié à l'art vocal sous toutes ses formes, sur tous les continents. Récit.
Sur la scène du Concert Hall, les allemands de Calmus, costume noir, cravate rouge et pochette blanche, se lancent dans une version doo-wop virevoltante du classique de la chanson brésilienne Tico-Tico No Fubà, popularisé par Carmen Miranda.
Dans sa loge, Barbara Furtuna attend son tour.
Aux murs, des photos en noir et blanc égrènent les noms des géants de la musique, de toutes les musiques, qui ont foulé les planches du Kennedy Center For Perfoming Arts, le coeur battant de la vie culturelle de Washington.
Dans quelques minutes, le groupe polyphonique corse montera sur cette même scène, devant plus de 2.500 personnes.
"Bruce Springsteen à joué ici"
Alors qu'il descend les marches qui mènent backstage, Fabrice Andreani, fondateur de I Messageri qui a rejoint le groupe il y a quelques années, n'en mène pas large... "C'était un moment en apesanteur, plein de choses se bousculaient dans ma tête, je me disais que Bruce Springsteen avait joué ici!"
Jean-Philippe Guissani, André Dominici et Maxime Merlandi, les trois anciens de Barbara Furtuna, ont, eux, déjà tourné à plusieurs reprises aux Etats-Unis.
Mais pour autant, l'émotion est la même, comme nous le confie Jean-Philippe: "Cette salle, pour nous, c'est comme un phare, qui nous attirait irrésistiblement. Kennedy a tant fait pour les arts. Quand d'autres présidents ont des memorials, des mausolées, JFK, a sa mort, a donné son nom à un centre à la gloire de la culture. De toutes les cultures. Dans l'Amérique d'aujourd'hui, l'Amérique de Trump, c'est plus qu'un symbole."
Vêtus de pantalons sombres et de chemises noires, comme de juste, les quatre membres de Barbara Furtuna se présentent devant le public de Washington.
Face à eux, la salle est plongée dans la pénombre.
Une pénombre seulement troublée par les lustres scintillants et luxueux du Concert Hall.
Une salle de concert et l'ambiance d'un stade
La réaction du public est bien loin de ce que l'on est en droit d'attendre d'une salle de concert aussi prestigieuse, remplie d'hommes et femmes en tenue de soirée, et habitués aux opéras. Les applaudissements, se souvient Barbara Furtuna, sont plus proches de ceux qu'on entend dans un stade. Et c'est galvanisant.
"Au premier chant le public était surpris, bien sûr. Quand on débute notre tour de chant avec le morceau Fiure, évidemment ça peut déstabiliser une oreille qui n'est pas habituée. Le titre démarre de manière très nuancée, avant que les harmonies ne rentrent les unes après les autres....
Mais à la fin c'est nous qui avons été déstabilisés! Quand tu finis une harmonie hyper haute, mais qui claque, et que tu recueilles une réaction si vive, avec des gens qui crient, qui sifflent, qui tapent dans les mains, ça donne envie d'aller crescendo, d'en donner encore plus."
Ca fait du bien de se faire bousculer de temps en temps!
Quelques minutes plus tard, les huit ensembles vocaux invités par le festival Serenade! se retrouvent sur scène.
Un choeur de près de 120 personnes, constitué d'iraniens, de mongols, d'équatoriens, de canadiens, d'américains, de mexicains, d'allemands, et, donc, de corses.
Pour clore, en deux chants entonnés d'une même voix, cette édition 2019.
Un choeur qu'on pourrait croire presqu'improvisé, après quatre courtes journées de festival, mais pourtant minutieusement préparé, comme nous le raconte le groupe:
"C'était une expérience de dingue. On n'a pas l'habitude de chanter sous cette forme-là, on a dû faire avec une partition, et on leur a expliqué que nous, on venait de l'oralité, que c'était plus un ressenti, venu d'une tradition orale...Ils étaient aussi étonnés que nous, mais pas du tout choqués, et les échanges ont été super intéressants. Et puis ça fait du bien de se faire bousculer de temps en temps!"
Quatre jours de concerts et de rencontres
Ce sont ces échanges entre musiciens, entre cultures, entre continents, entre traditions orales, qui sont au coeur du festival Serenade!.
Le concert au Kennedy Center est venu clore quatre jours de festival.
Quatre jours durant lesquels Barbara Furtuna s'est produit dans des églises et des salles de concert, a animé des workshops avec des chorales d'amateurs...
mais s'est également frotté à un panel aussi divers que passionnant d'ensembles vocaux.
Les 120 chanteurs et chanteuses à l'affiche de Serenade!, réunis dans le même hôtel, attenant à une salle de répétition, ont appris à se connaître.
Humainement, et musicalement.
"Il se passait des choses formidables en permanence. Un matin, on chantonnait dans notre coin, des chanteurs venus de Mongolie se sont approchés. Ils avaient envie de mêler leurs voix aux nôtres. Ils pensaient que quelque chose de bien pouvait en sortir. Et on a tenté un truc entre nous. Ils mettaient des voix incroyables! Ils chantent en diphonie, et nous en polyphonie. Ca créait des harmonies particulières vraiment intéressantes. On voulait l'interpréter sur scène mais on n'a pas eu le temps. Heureusement quelqu'un a eu la bonne idée de filmer!"
Jean-Philippe Guissani, Maxime Merlandi, André Dominici et Fabrice Andreani sont revenus de Washington avec une foule de projets en tête, nourris par ces échanges musicaux.
Et avec l'envie encore plus forte de continuer de sillonner le monde, pour faire se rencontrer, et pourquoi pas se mêler, les cultures les plus éloignées.
Le constat, en tout cas, est sans appel.
Discrètement, sans courir à tout prix après la reconnaissance des médias et l'imprimatur du milieu culturel insulaire, Barbara Furtuna s'est imposé, en une quinzaine d'années, comme l'un des plus remarquables ambassadeurs du chant corse.
Entretien avec Jean-Philippe Guissani:
"L'art est fait pour exploser, pour déranger, pour contrarier"
C'est assez contrasté. On a vécu, avec les autres membres du groupe, la profusion des années 90. Cette période de défrichage, d'ouverture sur les autres musiques, avec les Nouvelles Polyphonies Corses, avec Voce Di Corsica, avec Canta...
Il est facile de sombrer dans la nostalgie, quand on se rappelle de cette génération où il s'est passé tant de choses.
On la ressent parfois, mais on essaie de la combattre.
Pourquoi est-ce contrasté, alors?
Il y a, c'est vrai, moins de créativité aujourd'hui. Mais un jeune m'a dit, l'autre jour : "Vous êtes une génération qui a fait des choses, il y a eu le Riacquistu, c'est vrai. Mais qui prouve que l'on ne peut pas être meilleurs que vous?" Et ça m'a touché, je me suis dit qu'il avait parfaitement raison, ce qui s'est passé y a 30 ans, y a 40 ans, ça peut surgir de nouveau. Il suffit d'une étincelle...
Et vous pensez que tout est réuni, aujourd'hui, pour qu'elle surgisse?
Ca aussi c'est compliqué. Il y a quelque chose qui vient fausser la donne, c'est le tourisme. Le phénomène touristique. L'offre, chez nous, vient répondre à la demande, et on donne ce que les gens attendent... Là on n'est plus dans une démarche créatrice, on est dans une démarche commerciale. C'est toujours dangereux quand l'art se met au service du commerce.
Il perd sa spontanéité, sa sincérité.
Est-ce que créer quelque chose de nouveau, ce n'est pas aussi, un peu, en Corse, trahir ce qui s'est fait auparavant? Est-ce que ce n'est pas ça, qui effraie les jeunes musiciens?
Mais les pères fondateurs de la chanson corse ils trahissaient déjà! C'est en troublant les choses, en venant les bousculer, que l'art...
Là on touche quelque chose de fondamental, pour nous. L'art, et toutes les formes d'arts, est là pour déranger. Pour troubler. Pas pour contenter, ou pour plaire à tout prix.
Être dans une démarche artistique uniquement dans ce but, on se trompe. Rien de bon ne peut jaillir. Il ne faut pas avoir peur de déplaire.
Il y a plein de jeunes qui vouent une passion sincère au chant corse, mais il faut qu'ils focalisent sur ce qu'ils peuvent faire. Pas sur ce qui a été fait.
Il faut qu'il y ait une liberté de faire, et cette liberté il faut la gagner.
Comment?
Il faut partir. Pas définitivement, mais aller voir ailleurs. La Corse, c'est un microcosme, tout le monde regarde tout le monde. Il faut se défier de cela, ça mène à l'autocensure.
L'art est fait pour exploser, pour déranger, pour contrarier.
Il y a beaucoup d'inhibitions dans la société insulaire, beaucoup de codes, et l'art est un moyen de s'ouvrir à l'autre. Il n'est pas question d'abandonner sa propre identité. bien au contraire. Ca permet d'en prendre conscience et de la faire vivre....