Les atolls coralligènes, anneaux de 20 à 30 mètres de diamètre présents par centaines dans les eaux corses, sont au centre de bien des questionnements scientifiques. Un mystère que l'expédition "Gombessa 6", débutée le 1er juillet, entend bien éclaircir.
Les eaux profondes du Cap Corse en abritent plus d'un millier : les atolls coralligènes, des étranges formations circulaires de 20 à 30 mètres de diamètre composées d'algues propices au développement des coraux. Découverts en 2011 par l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer, ces anneaux de corail restent un mystère pour les scientifiques. Quand et comment se sont-ils érigés ? Leur forme est-elle due à une action biologique, volcanique, ou bien une combinaison des deux ?
"C'est extrêmement déroutant, estime le photographe et plongeur de l'extrême Laurent Ballesta, est-ce qu'on est au milieu de quelque chose de biologique et en construction ou au contraire est-ce qu'on est sur des vestiges de quelque chose qui a eu lieu dans le passé? C'est ça qui attire notre regard, c'est ça qui nous sidère."
Désireux de lever le flou sur toutes ces questions, il a choisi d'étudier les structures au plus près, en plongeant les observer tout au fond des eaux.
"Ces anneaux n'avaient auparavant jamais été visités. Ce sont des dessins inexplicables, certains se touchent, d'autres sont séparés. Certaines espèces qui y vivent pourraient être de nouvelles espèces pour la science", décrit-il. Avant d'ajouter : "Un mystère, on ne s'en lasse pas tant qu'on ne l'a pas résolu".
Station pressurisée
Et pour mener à bien ce projet, claustrophobes, s'abstenir : c'est dans une capsule de cinq mètres carrés, installée à 12 miles dans la zone Nord, Nord-Est du Cap Corse à bord du Pionnier de la Marine nationale, que Laurent Ballesta cohabite avec trois compagnons d'expédition, Antonin Guilbert, Thibault Rauby, et Roberto Rinaldi.
Un module relié à des sanitaires, et à une "tourelle", sorte d'ascenseur aquatique faisant la navette entre surface et fonds marins. Seule façon de communiquer avec l'extérieur : de petits hublots, et des échanges réguliers par visioconférence.
La mission, intitulée "Gombessa 6", a débuté le 1er juillet, et se termine le 20.
Les conditions de vie sont rudimentaires, mais ces cuves hermétiques couleur jaune poussin sont essentielles au bon déroulé de l'expédition.
Il règne ainsi dans l'ensemble de l'habitat la même pression qu'à 120 mètres de profondeur - soit 13 fois la pression atmosphérique -, permettant aux aquanautes d'éviter de marquer plusieurs paliers de décompression au terme de chaque plongée, et d'ainsi allonger en fréquence et en durée leurs sorties.
Les plongeurs sortent ainsi entre 3 à 4h une à deux fois par jours, quand les conditions météorologiques le permettent.
Autour d'eux s'organise une équipe de 35 chercheurs, de l'Université de Corse, mais également "d'un peu partout en France, en Belgique et en Italie", détaille Julie Deter, directrice scientifique de l'expédition. Ceux-ci alimentent leurs travaux grâce aux analyses, échantillons et données récoltés par les plongeurs. "Les domaines d'expertises sont variés, on va travailler sur la biodiversité, les fonds marins..."
À travers l'étude des sons, par exemple. Xavier Raick, biologiste à l'Université de Liège, recense ainsi le paysage acoustique autour des atolls coralligènes, à l'aide d'appareils déposés par les plongeurs au centre des anneaux. Un monitoring sur plusieurs jours qui permet "d'associer le son à une espèce, et donc déterminer les espèces qui s'y trouvent. On peut aussi arriver à suivre leurs comportements : par exemple s'il y a du mérou sur le site, s'il est en train de se reproduire."
Participant des recherches, les aquanautes sont eux même étudiés. "On va récolter des données sur leur température, leur poids, leur masse maigre et graisseuse... On leur fait aussi passer des tests pour mesurer leur fatigue et leur état mental. On sait que la pression agit beaucoup sur l'humeur", précise Julie Deter. Bonne nouvelle, les plongeurs semblent pour l'heure en "meilleur état" que lors de l'expédition Gombessa 5, menée en 2019. "À l'époque, je les avais trouvés très fatigués et très tristes. Mais cette année, ça va mieux."
Pour Laurent Isnard, Préfet maritime de Méditerranée, cette mission est décisive afin de "connaître le patrimoine marin pour prendre les décisions qui pourront le protéger." Venu découvrir l'installation lors de sa présentation officielle le 13 juillet dernier, le Préfet s'est félicité d'une collaboration entre divers corps de métiers, "chercheurs, plongeurs, universitaires ou encore militaires".
C’est dans cette station, en jaune, que cohabitent depuis le 1er juillet 4 chercheurs, dont le photographe et plongeur de l’extrême Laurent Ballesta. Un module pressurisé adapté à l’expédition pour maintenir la pression des grandes profondeurs. pic.twitter.com/87xFKlk3BM
— France 3 Corse (@FTViaStella) July 13, 2021
"Un coup de projecteur extraordinaire pour la Corse"
Une mission exceptionnelle qui a tout de même un coût : 1,5 million d'euros. Pour la financer, le Parc marin du Cap Corse et de l'Agriate a mis la main au porte-monnaie, à hauteur de 600.000 euros. Une somme, certes, mais surtout "un coup de projecteur extraordinaire pour le Parc comme pour la Corse, qui nous positionne comme un territoire majeur en terme de protection de la biodiversité et de la recherche scientifique", selon Gilles Simeoni, président du Conseil exécutif de Corse.
Et une occasion unique, aussi, pour la réserve naturelle, créée il y a seulement 5 ans, d'interpeller le public sur le milieu marin. "C'est en essayant de mieux comprendre les choses que la population sera plus sensibilisée à ce qui se passe, estime Maddy Cancemi, directrice déléguée du Parc Marin du Cap Corse et de l'Agriate. Quand on voit une photo de Laurent Ballesta [des atolls et espèces qui s'y trouvent], il y a une émotion qui en ressort, et c'est ce qu'on veut faire passer."
Un projet également soutenu par la fondation du Prince Albert II de Monaco. Si le prince, "très actif sur sur les questions de fonds marins", selon Maddy Cancemi, n'a pas pu se déplacer, le 13 juillet dernier, pour découvrir l'installation, "il est très attaché à aider la Corse, et c'est un beau partenariat."
Entretien avec Thomas Pesquet
Laurent Ballesta et ses compagnons d'expédition poursuivent les plongées jusqu'au 18 juillet, après quoi ils resteront en dépressurisation durant deux jours avant de pouvoir enfin sortir de l'habitacle. Plus que quelques jours à tenir dans leur capsule. Les aquanautes ont en tout cas eu l'occasion de partager, le temps de quelques minutes, leur quotidien avec l'astronaute Thomas Pesquet, à bord de la station spatiale internationale, le 12 juillet dernier.
L'un à 400km d'altitude de la terre, les autres à -120 mètres de profondeur, mais la même ambition de repousser les limites technologiques au nom de la découverte scientifique.