Selon le quotidien Le Monde, le détenu radicalisé avait une attitude bien moins apaisée que ce que les propos de l'ancienne directrice de la maison centrale d'Arles laissaient deviner. Des révélations qui interrogent : pourquoi l'administration pénitentiaire a cherché à présenter Franck Elong Abé comme un détenu "modèle" ?
Le 30 mars dernier, les deux derniers directeurs de la maison centrale d'Arles étaient auditionnés par la commission des lois de l'Assemblée nationale. Le premier, Marc Ollier, avait pris ses fonctions la veille de l'assassinat d'Yvan Colonna. La seconde, Corinne Puglierini, dirigeait la prison durant les trois ans où Franck Elong Abé y a été incarcéré.
Son témoignage est aujourd'hui fragilisé par de nouveaux éléments, révélés par Le Monde dans son édition du mardi 5 avril 2022. Le quotidien du soir s'est procuré plusieurs documents internes de la maison centrale, qui dressent un portrait du radicalisé bien moins lisse que celui présenté par l'administration pénitentiaire...
Un détenu pas si modèle
A son arrivée à Arles le 19 octobre 2019, Elong Abé est placé en isolement, en raison de son profil d'ancien combattant du Djihad en Afghanistan, et d'un parcours « jonché de passages à l’acte disciplinaires de toute nature », selon le service de probation et d'insertion pénitentiaire. Moins de deux ans plus tard, en septembre 2021, Elong Abé est affecté en détention ordinaire, et obtient un poste d'auxiliaire-sport...
Une telle normalisation de son statut, qui a choqué les députés, serait due à un comportement "pas vraiment exemplaire, mais qui ne révélait pas de sa part une problématique d'attitude, ni envers le personnel, ni envers d'autres personnes détenues", selon Corinne Puglierini, qui cite des rapports où l'on vante "des qualités d'écoute, de patience, et aucun signe d'énervement".
Elle reconnait qu'"une dissimulation est toujours possible, mais à travers les mesures de sécurité mises en place le concernant, les regards croisés que nous avions, le temps que nous avons pris pour étudier l’évolution de son comportement dans un sens comme un autre, rien ne nous a permis de déceler une tentative de dissimulation de sa part ».
Constamment dans la provocation, impulsif et violent.
Le problème, c'est que les rapports révélés par le Monde permettent de déceler, si ce n'est un dissimulateur, en tout cas un Elong Abé bien loin du détenu décidé à se ranger que nous a dépeint l'administration pénitentiaire.
Les "incidents" ne manquent pas, durant son passage à Arles, à en croire le quotidien du soir. En matière de radicalisation religieuse d'abord. Quelques mois après son arrivée, en mars 2020, il aurait eu maille à partir avec deux autres détenus musulmans, pour des raisons religieuses. Quelques mois plus tard, il afficherait un soutien "à demi-mot", à Abuzayid Anzorov, le jeune Tchétchène radicalisé a qui a décapité Samuel Paty. Et il refuserait d'adresser la parole au personnel féminin chargé de sa surveillance. Des surveillantes qui, régulièrement, décrivent un détenu « constamment dans la provocation, impulsif et violent », « qui n’en fait qu’à sa tête », « fourbe », révèle le Monde...
L'attitude d'Elong Abé interpelle également pour d'autres raisons : il refuse régulièrement le suivi psychologique auquel il doit se prêter, et ne passe jamais par le QER, ou quartier d'évaluation de la radicalisation, en raison, selon l'administration pénitentiaire, "de troubles de la personnalité trop importants". Un comportement qui fait désordre, au regard du portrait de détenu modèle qui a été fait en commission des lois.
Coups et destruction
D'autant que la liste des incidents ne s'arrête pas là, souligne Le Monde. Le 17 juillet 2020, alors qu'il suit "une formation professionnelle de plusieurs mois, une formation jardins espaces verts, encadrée par un formateur", Elong Abé aurait asséné un coup de tête à un codétenu, en raison d'une "mauvaise compréhension de l'utilisation d'un tuyau d'arrosage". Un événement passé sous silence par Corinne Puglierini lors de son évocation de cette formation de jardinier suivi par l'ancien djihadiste, face aux députés.
Quelques mois plus tard, le 10 décembre, le détenu, alors âgé de 34 ans, aurait bloqué l'accès à la cour de promenade, toujours selon le quotidien, avant de détruire à coups de bâton tout le matériel à proximité : néons, projecteurs, cabine téléphonique...
Au moment de ces deux dérapages, Elong Abé ne se trouve plus en isolement, mais a été placé dans ce que l'on appelle un QSI, ou quartier spécifique d'intégration, un endroit qui "peut faire figure de sas, avant une réintégration éventuelle en détention ordinaire", selon l'administration pénitentiaire.
Ces deux "coups d'éclat" ne l'empêcheront pourtant pas, au mois de janvier 2021, un mois à peine après la destruction du matériel à coups de bâton, d'être jugé apte à rejoindre cette détention ordinaire.
Lors des mois qui suivent, Elong Abé, selon la direction de la maison centrale d'Arles, se montre à la hauteur de cette décision. Pour Corinne Puglierini, "il n'y a aucun reproche à lui faire", "il donne entière satisfaction"...
C'est faire peu de cas des menaces qui auraient été proférées à l'encontre d'un surveillant en avril, d'une altercation physique avec le personnel à l'approche du secteur des douches en août, des anicroches régulières avec les moniteurs d'éducation physique, ou du coup de poing asséné à un autre détenu lors du mois de janvier suivant, listés par Le Monde dans son article du 5 avril. On est loin de l'homme, "discret, calme, correct, aucune demande, poli, courtois, il aime discuter avec le personnel" décrit par l'ancienne directrice.
Un brusque changement d'attitude
Ce portrait du détenu modèle, en revanche, semble mieux correspondre aux quelques mois qui ont précédé l'assassinat d'Yvan Colonna, le 2 mars dernier. Elong Abé adopte alors une attitude plus conciliante, et ne se fera pas remarquer. Dans le même temps, il poursuit ses échanges avec Yvan Colonna, des échanges qui avaient débuté au printemps 2021, par de longues conversations. et pratique des activités sportives avec le détenu corse.
En octobre 2021, une employée pénitentiaire écrit, dans un de ses rapports : "trop sage. A surveiller".
Les parents, l'épouse, le frère, la sœur et les deux enfants d'Yvan Colonna ont fait savoir ce mercredi 6 avril qu'ils allaient poursuivre l'Etat devant le tribunal administratif de Marseille. Ils "considèrent que l'administration pénitentiaire est juridiquement responsable de son décès", a expliqué Me Patrice Spinosi, l'un des avocats de la famille, dans un communiqué.