Depuis la mi-mars, et l'instauration du confinement dans le pays, l'une de nos journalistes raconte ses journées. Ce mercredi, il est question d'un appel bouleversant d'un monsieur qu'elle aime beaucoup.
► Retrouvez le chapitre 41 :
Chapitre 42 : le monsieur de mon bonheur
J’ai eu un monsieur que j’aime énormément, hier, en fin de journée, au téléphone. Je lui avais envoyé un message pour lui demander si ce confinement n’était pas trop pesant et s’il allait bien. Il m’a appelée. J’aime bien l’idée qu’il l’ait fait pour discuter un peu. Il était enthousiaste, il avait remis le nez dans ses études, il se repenchait sur l’idée du « virus » qu’il n’avait pas approfondie jusque-là. Il est une métonymie à lui tout seul lorsqu’il se lance et je l’ai laissé parler avec bonheur.
Une histoire chat, encore ?
Je ne comprends pas toujours tout de ce qu’il dit, mais il m’a appris, au fil du temps, à laisser filer pour que ses propos reviennent autrement, comme une dérivée mathématique ramènerait son résultat. Il a dit, d’une traite, que nous étions plus viraux que cellulaires, que la proportion était de 1.000 pour 100.000, que le virus est de l’ordre de l’inerte mais peut s’appuyer sur une chaîne ADN pour se dupliquer.Il a ajouté, « c’est bouleversant ». D’un « bouleversant » qui chatouille ses synapses en même temps que son intérêt pour l’actualité du moment. Au point, dit-il, d’en faire trembler le sommier la nuit, métaphore qui est la sienne pour dire qu’il se lève à des heures indues pour affiner ses recherches.
Le monsieur dont je vous parle est un infatigable chercheur qui côtoie les logiciens, de Russel à Gödel en passant Cantor et vous amène au quantique, d’Heisenberg à Pauli. Sans doute que je lui dois, indirectement, ma rencontre avec Cédric Villani, le mathématicien (pas le politique).
J’entends par là qu’il m’a amenée, l’air de rien, vers le monde scientifique que j’avais laissé de côté. Je ne sais pas si l’idée de ce virus est à rattacher à celle du chat de Schrödinger, à la fois mort et vivant, mais il faudra que l’on se voie, après, pour en parler.
Je l’ai vu régulièrement durant des années ce monsieur. On buvait même de temps en temps un whisky en tête à tête. Je n’ai jamais bu de whisky avec quelqu’un d’autre que lui. Du japonais d’un goût exquis. Mais aurait-il pu en être autrement, c’est un monsieur tellement raffiné. J’aime bien le taquiner. Ou lui piquer son téléphone. Je suis partie, un jour, d’un de nos rendez-vous, avec son téléphone en plus du mien, et, derrière, c’est presque devenu une manie, un acte manqué (plutôt réussi).
Je rêvais peut-être d’avoir accès à tous ses secrets (et ses discussions). Je crois que je nourris pour ce monsieur, une tendresse infinie même si j’ai détesté ses silences parfois. Quand j’essayais de comprendre ce qu’il avait touché du doigt et suscitait de l’émoi en moi. Je me souviens d’un soir où nous avions décidé de nous voir, bientôt rattrapés par une coupure d’électricité. D’autres auraient dit, « tant pis, on se verra une autre fois », pas lui.
Non, il aime autant que moi les situations impromptues, l’originalité d’un moment. Il a allumé une bougie et nous avons parlé, plus enthousiaste que jamais, pour ma part, de ces mots qui sortaient dans le noir. Des reflets dans la pièce, des interrogations discrètes de le rue, de l’improbable moment qui s’offrait à l’interprétation de notre relation. L’herméneutique est un terme qui nous est cher.
► Rencontre avec un philosophe, un astrophysicien et un physicien à Ajaccio :
La poésie de l’herméneutique…
Au début du confinement, dans un message il avait écrit qu’il m’espérait encline à la créativité. Je lui avais dit que j’écrivais chaque jour ce journal et que l’on pouvait sans doute considérer cela comme tel. « Bravo, mille fois », voilà ce qu’il avait répondu sans même avoir lu. L’idée lui suffisait (il aime bien le monde des idées) et me faisait confiance pour le reste. Du moins, l’ai-je compris ainsi. Il situe toujours l’essentiel là où l’autre veut bien le placer. Il y a une énorme confiance entre nous.Aujourd’hui, il a parcouru quelques papiers, a évoqué celui qui portait sur Juliette, la musicienne. Il a aussi parlé de la notion de temps dans ce confinement. Je me suis plainte de ne pas en trouver pour lire. J’avais commencé la biographie d’Aragon sans pouvoir poursuivre, moi qui, d’ordinaire, dévore plusieurs livres par semaine. Je lui ai dit, « chez moi, la lecture ne fait pas bon ménage avec l’écriture ». Il a répondu, « laissez tomber Aragon, écrivez, exprimez votre propre poésie ».
Je l’aime pour ce genre de réflexion, autant que pour ses yeux qui pétillent derrière ses lunettes. Je ne sais pas d’où il m’appelait hier, mais le vent venait par moment voler la vedette à son discours. Il était joyeux au point de me faire sourire de l’entendre ainsi. Son enthousiasme autour de ce qu’il découvrait de la notion de virus était presque communicatif. Je lui aurais bien demandé de se téléporter jusqu’à moi pour confronter nos propos. Intuitivement, je veux dire. Sans vouloir en dire précisément quelque chose d’ailleurs. Sa poésie à lui est là.
Petite madeleine…
Je lui ai également parlé d’un homme qu’il connait bien. J’ai expliqué combien il était silencieux et absent durant ce confinement. Je lui ai dit que ce drôle de moment amenait à laisser certainement personne sur le chemin et à en découvrir d’autres. Je lui ai parlé de Nicolas et de sa présence, sans préciser que mon voisin s’intéressait en ce moment même aux logiciens, comme un partage de l’un à l’autre.Il a laissé échapper un « hum, hum ». Il avait surtout envie de revenir à son virus. « On le voit, les médecins ne savent pas… », et il a répété, « c’est bouleversant ». C’est bizarre, mais j’ai senti qu’il n’y avait plus rien à rajouter après ça. Il y a eu comme un blanc souriant puis il a conclu, « merci pour cet appel ». J’ai souri en lui rappelant, « mais de rien, surtout qu’il vient de vous, cet appel ». Il a souri à son tour l’autre bout du fil.
J’ai repensé au whisky japonais. A la matière inerte plus importante que les cellules. Au fantôme de nous-même. J’avais oublié le déconfinement et ses modalités annoncées (avec un « mais »), ainsi que mon chat campé devant un documentaire animalier, pour basculer dans le monde des idées.
La réflexion débridée, qu’amenait le virus évoqué ainsi, me plaisait bien. J’ai même décroché mon téléphone pour en parler à Nicolas qui travaillait toujours à l’étage en dessous. Je crois qu’il n’a pas bien compris mon enthousiasme concentré qu’il était sur sa copie. Il m’a simplement laissé parler, puis j’ai raccroché avec toujours le même sourire. Je sais qu’on en reparlera aujourd’hui autour d’un café. Je sais aussi que je risque d’aller chercher sur le Net ces prochains jours un développement à ce qu’a amené le monsieur dont je vous ai parlé.
Je vais essayer de comprendre l’enthousiasme qui est le sien sur le sujet et le rapporter à toutes les conversations que nous avons déjà eues autour de l’humain. Je pense qu’il aime bien l’idée qu’on ne sache pas. Il s’agit là d’une notion fondamentale dans son approche des choses.
J’ai d’ailleurs été chercher au fond de moi une sensation. Celle qui m’était venue lorsque j’avais réalisé l’impact de ce que Gödel avait amené dans la logique, autrement dit, l’idée qu’on ne pourrait jamais tout prouver. Sans doute que j’ai compris en me baladant ailleurs ce que ce monsieur que j’aime énormément entendait par « c’est bouleversant ».