"On veut nous faire croire que la littérature est la clé de l'existence... Je ne me vois pas comme un révolutionnaire du sens"

Nicolas tainturier-Tomasini publie son troisième roman chez Actes Sud, Uterotopie. Et si ce nom ne vous dit rien, c'est que celui qui est également en charge du livre à la CdC écrit sous pseudo, Espedite. Et qu'il n'est pas du genre à courir les plateaux télé...

L'essentiel du jour : notre sélection exclusive
Chaque jour, notre rédaction vous réserve le meilleur de l'info régionale. Une sélection rien que pour vous, pour rester en lien avec vos régions.
France Télévisions utilise votre adresse e-mail afin de vous envoyer la newsletter "L'essentiel du jour : notre sélection exclusive". Vous pouvez vous désinscrire à tout moment via le lien en bas de cette newsletter. Notre politique de confidentialité

"Je suis mon premier lecteur, et je ne trouve du plaisir que quand ça commence à grincer. Quand ça devient étrange, bizarre. Il m'arrive de ressentir une sorte d'ivresse, quand je vois ce qui peut sortir de ma plume". Nicolas Tainturier-Tomasini marque une pause, avant d'ajouter, en souriant, "mais c'est une ivresse qui s'accompagne parfois d'une certaine angoisse !"

L'écrivain fait signe à un serveur, et demande une eau gazeuse. "Mon dernier roman, Uterotopie, j'ai travaillé dessus pendant cinq ans. Je me disais que c'était pas possible, je ne pouvais pas écrire des choses pareilles. Je pensais que je ne pourrais jamais assumer ce truc. De toute manière, j'étais sûr que cela ne sortirait pas. Quand je l'ai envoyé à Actes Sud, je me suis confondu en excuses, mille fois. Et contre toute attente, mon éditrice m'a dit qu'elle le voulait..."

On est loin des discours d'un enthousiasme frelaté que nous servent certains auteurs pour parler de leur dernière publication. Nicolas Tainturier-Tomasini a sa manière bien à lui de faire la promotion d'Uterotopie. Et c'est plutôt rafraîchissant. 

Ecrivain malgré lui

Quoi qu'il en soit, parler de son livre, surtout en Corse, c'est déjà un changement considérable pour l'auteur. Nicolas Tainturier-Tomasini, malgré cinq romans à son actif, dont trois publiés chez Actes Sud, et une presse régulièrement laudatrice, est du genre discret. 

D'abord, il écrit sous pseudo, et cela, depuis l'origine. Ses livres, il les signe du nom d'Espedite. "Le premier roman, Palabres, c'était plus précisément sous le nom de Camille Espedite. C'était un pseudo commun, derrière lequel nous nous cachions avec ma compagne de l'époque, Bérengère Cournut. On avait pris ça comme un jeu. On cherchait peut-être également à tromper l'ennui ou la routine qui peuvent parfois s'installer dans une vie de couple. Moi, je faisais ça sans but réel. Je travaillais dans le milieu de la musique, à l'époque. J'étais producteur, dans la région parisienne, j'organisais des tournées, des festivals, et j'adorais ça. C'était vraiment ma vie"

Nicolas et Bérengère finissent par se séparer. Le livre, lui, est terminé, mais dort dans un tiroir. L'ex-compagne de Nicolas le rappelle, un jour, pour lui annoncer qu'elle va le faire publier. "L'éditeur, Le Nouvel Attila, a eu une idée géniale. Celle de faire croire que le titre était signé d'un auteur argentin, Urbano Moacir Espedite !"

Pas facile pour assurer la promo, face à la presse et dans les librairies... "Au contraire. Bérengère et moi nous présentions comme les traducteurs du roman, et ça a bien marché !".

Camille Espedite, une sorte de Vernon Sullivan 2.0. 

Il voyage en solitaire

La salle, pleine de magistrats et d'avocats venus se restaurer avant la reprise des audiences au palais de justice de Bastia, bruisse de conversations. Et on tente, de notre côté, de remettre de l'ordre dans le parcours peu commun de Nicolas Tainturier-Tomasini.

Après cette première plongée dans le monde de l'édition, le trentenaire, qui n'avait pas cessé d'écrire, en solitaire désormais, pense à publier un deuxième livre. Soutenu par son ancien éditeur, Nicolas, qui n'a conservé qu'Espedite pour pseudo, déniche un petit éditeur, à Paris, qui vient de créer sa maison, Christophe Lucquin.

"Il se faisait connaître en publiant des auteurs d'Amérique du Sud, c'était drôle de creuser ce sillon ! Mais je n'ai pas pour autant persisté dans la supercherie. Espedite n'était plus argentin. A l'heure d'internet ce genre de mystification ne dure plus très longtemps". 

Le corps comme carrefour de plusieurs relations de pouvoir, de plusieurs logiques de socialisation, comme matière, comme objet, comme lieu de conflit

Malheureusement, L'éditeur met la clé sous la porte, un an ou deux après la parution de Les Aliénés. "Je me suis retrouvé comme tout le monde, à envoyer des manuscrits par la Poste. J'en ai adressé un à Actes Sud, et j'ai reçu un courrier type de refus. Et puis, cinq ou six mois après, je reçois une lettre d'une directrice de collection de la maison, qui accepte de publier Cosmétique du chaos."

En 2020, ce roman déroutant, aux fulgurances qui hantent longtemps le lecteur, arrive en librairie. "C'est une espèce d'Escape-game, ou plutôt une course-poursuite avec Pôle emploi dans le rôle du chasseur", s'amuse Nicolas. 

La chassée, c'est Hasna. A la suite de son licenciement, elle est contrainte de procéder à des opérations de chirurgie esthétique, préconisées par sa conseillère de réinsertion. Une épreuve douloureuse qui chamboule son rapport au monde, avant qu'elle ne décide de résister.

Le poids du regard de l'autre, des apparences et les diktats imposés par notre époque sont au centre de Cosmétique du chaos.

Sans oublier ce rapport au corps, qui plane sur une bonne partie de son œuvre. "J'ai beaucoup travaillé ça, c'est vrai. Et c'est toujours le cas. Le corps comme carrefour de plusieurs relations de pouvoir, de plusieurs logiques de socialisation, comme matière, comme objet, comme lieu de conflit".

Coaguler les mots

Mais ce qui frappe, également, c'est le style à la fois hypnotique et déroutant d'Epedicte, prolongement presqu'organique de son propos.

"Le tissu recouvrant le miroir est tombé. Tu t'en aperçois trop tard. Explosion. Un photomaton dans chaque œil, ton visage phosphore simulacre dans la glace, parodie de portrait, lèvres qui s'anguillent dans l'exagération, cernes piscines qui débordent, la peau s'ourlant outrancière. Tu tâches de rester calme en te lovant dans tes habitudes. Tu sors le blush et le mascara comme si de rien n'était. Tu procèdes par détails, en petites touches successives qui sont autant de gestes réflexes. Tu t'entubes, tu en ricanes, pleine d'un mépris nouveau à l'endroit de tous ces gens qui s'échinent à reconnaître une effigie chaque fois qu'ils aperçoivent leur semblable, tellement ridicules quand ils prétendent deviner, dans le masque bouffi du nouveau-né, les ressemblances avec tel ou tel aïeul ou quand ils épinglent, au mur de leur demeure, la photographie de leur chien, comme si son regard valait sourire et sa langue pendante, marque de tendresse. Tu contemples le lacis de lignes molles qui dessinent ta face; ta face, quelle mascarade."

"Dans Cosmétique du chaos, rebondit Nicolas Tainturier-Tomasini, j'ai aimé faire coaguler les mots les uns derrière les autres, substantiver les adjectifs, adjectiver les substantifs, un peu comme cette autrice, Chloé Delaume, que j'aime beaucoup. Une espèce d'ogresse du verbe, qui s'autorise toutes les outrances, y compris grammaticales, en convoquant une langue d'une prodigalité incroyable. Mais quoi de mieux pour illustrer l'outrance de la violence qu'utiliser un verbe outrancier, boîteux ?"

Pop

Lorsque Nicolas Tainturier-Tomasini publie son premier livre chez Actes Sud, il a depuis longtemps quitté la région parisienne, où il est né et où il a grandi, pour venir s'installer en Corse, une île dont une partie de sa famille est originaire. "Je suis rentré sur une opportunité, quand la Collectivité Territoriale a récupéré les compétences culturelles de la DRAC, dans le sillage des transferts de compétence de 2002. La CTC recrutait des conseillers qui vennaient du monde de la culture, et qui avaient accumulé une certaine expérience dans leur domaine". L'ancien étudiant en philosophie hérite de la musique, son premier amour, et de la danse, puis le théâtre, et plus généralement le spectacle vivant. 

"Au bout de 13 ans, une sorte de routine s'est installée. Et je me suis réorienté vers le livre, quitte à mettre la musique de côté". Depuis plusieurs années, Nicolas Tainturier-Tomasini est chargé du développement du livre et de la lecture publique en Corse, à la CTC. 

Est-ce que c'est la peur du mélange des genres qui a incité l'écrivain à faire profil bas sur l'île ? "Il y a un peu de ça, reconnaît-il. Quitte à écrire sous pseudonyme, autant en profiter pour aller voir ailleurs. Et puis c'est personnel, l'écriture. Il devait y avoir aussi une volonté de garder un jardin secret, et de bien séparer les deux. Et puis mes premiers livres étaient publiés chez des petits éditeurs, dont la surface était principalement la région parisienne. Maintenant que je suis chez Actes Sud, c'est un peu différent".  

Il y a quelque chose dans la littérature qui me dégoûtait

Et puis, même si cela peut sembler paradoxal, cette position de retrait est aussi due à son rapport très complexe à la littérature. Nicolas Tainturier-Tomasini en convient en riant. "Je crois que j'ai été traumatisé par mes études littéraires. La littérature française, surtout. Le romanesque, la fiction, la poésie...  Il y a quelque chose dans la littérature qui me dégoûtait"

Ce ne sont pas les livres, qu'il préfère tenir à distance. Il continue d'en lire avec gourmandise, dans tous les genres, d'Octave Mirbeau au dernier page-turner. Ce que Nicolas Tainturier-Tomasini redoute, c'est la sacralisation de la littérature, la manière presque maniérée dont on aborde la question. 

"On veut nous faire croire que la littérature, la fiction, sont les clés de l'existence, la forme ultime de la création artistique. Je ne me vois pas comme un révolutionnaire du sens, pour résumer ! Je crois en une approche plus légère, plus pop..."

Epure

Ses livres, Espedite le sait, ne sont pas de ceux qui sont en tête de gondole dans les relais H, de ceux qu'on glisse dans son sac de plage. Et là encore, quand certains en tireraient une certaine gloire, il le déplore. Et on a tendance à le croire sincère. 

Quand j'écris, je me trimballe mes études de philo comme un fardeau

"J'aimerais bien être un écrivain capable d'écrire des choses populaires. J'ai beaucoup de respect pour les gens qui arrivent à écrire pour le grand public. J'adore Manchette, par exemple... Il écrivait dans une langue très simple. Et quand j'ai écrit Les aliénés, je ne pensais qu'à une chose, arriver à ce niveau de maîtrise, d'épure. Et je n'y suis pas arrivé, bien sûr. Ca ne s'improvise pas. Peut-être que c'est à cause de mes études de philosophie. C'est plus difficile d'écrire, quand on vient de là. On se trimballe ça comme un fardeau pendant longtemps !"

Quand on lui demande si son prochain roman travaillera également la question du corps, il secoue la tête. "J'aimerais bien me renouveler. Je pense qu'avec Utérotopie, un cycle est en train de se terminer. On a souvent collé à mes livres l'étiquette de dystopie, par le passé. Par facilité, je pense... Mais j'aime bien l'idée. Alors je me dis : pourquoi pas écrire de la pure science-fiction ?" 

Nicolas Tainturier-Tomasini rajuste sa queue de cheval grisonnante, et nous adresse une moue dubitative. Il sait que rien n'est moins sûr. Reste encore à convaincre Espedite. 

Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
choisir une région
France Télévisions utilise votre adresse e-mail pour vous envoyer la newsletter de votre région. Vous pouvez vous désabonner à tout moment via le lien en bas de ces newsletters. Notre politique de confidentialité