Trois décrets modifiés par le gouvernement début décembre élargissent le champ des données personnelles que peuvent recueillir les forces de l'ordre contre les personnes soupçonnées d'atteinte "à la sûreté de l'Etat". Des décrets jugés "dangereux" voire "liberticides" par leurs détracteurs.
"Une atteinte aux libertés les plus fondamentales", ""des décrets liberticides et dangereux"… Pour plusieurs élus et citoyens insulaires, la parution de trois décrets visant à étendre le champ des fichiers de renseignements ne passe pas.
Le Conseil d'Etat a ainsi acté, lundi 4 janvier, l'élargissement des fichiers de police. Rejetant de fait les requêtes de plusieurs syndicats et organisations de défense des droits humains, qui demandaient la suspension des trois décrets en question.
Ces décrets, publiés début décembre au Journal Officiel, portent sur trois fichiers : le PASP (prévention des atteintes à la sécurité publique, géré par la police nationale), le GIPASP (gestion de l'information et prévention des atteintes à la sécurité publique, géré par la gendarmerie nationale) et l'EASP (enquêtes administratives liées à la sécurité publique, géré par le ministère de l'Intérieur).
Lire l'extrait du JO du 4 décembre 2020 modifiant les dispositions pour le fichier PASP
Lire l'extrait du JO du 4 décembre 2020 modifiant les dispositions pour le fichier GIPASP
Lire l'extrait du JO du 4 décembre 2020 modifiant les dispositions pour le fichier EASP
Début novembre 2020, selon le ministère de l'Intérieur, 60.686 personnes étaient inscrites au PASP, 67.000 au GIPASP et 221.711 à l’EASP. Sont concernées, souligne le gouvernement, les personnes dont "l'activité individuelle ou collective indique qu'elles peuvent porter atteinte à la sécurité publique" ainsi qu'à "la sûreté de l'Etat".
Jusqu'alors, seuls les "activités" politiques et/ou religieuses d'individus "suspects" pouvaient être fichées - hors dérogation - par les forces de l'ordre. Un fichage dorénavant étendu aux opinions politiques et "convictions philosophiques et religieuses", ainsi qu'aux appartenances syndicales d'un individu ou d'une personnelle morale - syndicat ou association -.
Plus encore, les "comportements et habitudes de vie", les données de santé "relatives aux troubles psychologiques ou psychiatriques", "les déplacements", les "pratiques sportives" pourront également être répertoriées. De même que "les activités sur les réseaux sociaux" : identifiants, pseudonymes, photos ou encore messages postés par le biais d'applications telles que Facebook, Twitter ou Instagram (mais pas les mots de passe).
Pas d'atteinte "disproportionnée" aux libertés pour le Conseil d'Etat
Pour le Conseil d'Etat, ces décrets ne portent pas "d'atteinte disproportionnée" aux libertés d'opinion, de conscience et de religion, ou syndicale. D'autant plus, souligne l'institution, que le recueil de ces données sensibles était déjà autorisé par dérogation dans le code de la sécurité intérieure.
Le ministère de l'Intérieur justifie de son côté ces ajouts "au regard des troubles rares à l'ordre public qui se sont développés depuis 2015", notamment la menace terroriste. Le ministre Gérald Darmanin est pour autant formel : il n'y a pas de volonté de "créer un délit d'opinion" ou une surveillance de masse de la population française.
Régression "des libertés publiques"
Des arguments cependant loin de convaincre les détracteurs des décrets en question. Sur les réseaux sociaux, les internautes sont nombreux à manifester leur opposition, certains comparant ce fichage renforcé aux "animaux pucés", d'autres aux "dictatures dépeintes dans les romans d'Orwell".
Je m'adresse directement au @Conseil_Etat qui a voté l'élargissement du fichage des français comme on fiche des animaux pucés !
— Véro rhubarbe (@vero_trl) January 5, 2021
En tant que citoyenne française je refuse et demande son retrait immédiat !
Si tu es d'accord avec moi RT IMPÉRATIF
En Corse, plusieurs élus nationalistes ont également fait valoir leur opinion sur le sujet. Et elle est sans appel : les décrets doivent être retirés.
Gilles Simeoni, président du conseil exécutif, est catégorique, face à l'entrée en vigueur de ces décrets "il est du devoir de tous les démocrates de dire "NON" !"
L’entrée en vigueur programmée des décrets permettant le #fichage des opinions politiques, des appartenances syndicales ou des données de santé : une régression supplémentaire, inacceptable, des libertés publiques. Il est du devoir de tous les démocrates de dire « NON » ! https://t.co/KXZj4kLmJ3
— Gilles Simeoni (@Gilles_Simeoni) January 5, 2021
L'entrée en vigueur programmée des décrets permettant le fichage des opinions politiques, des appartenances syndicales ou des données de santé : une régression supplémentaire, inacceptable, des libertés publiques.
Décrets "liberticides et dangereux"
Le député nationaliste de la seconde circonscription de Corse-du-Sud, Paul-André Colombani, a de son côté directement interpellé le ministre de l'Intérieur par le biais d'une lettre, datée du 6 janvier.
Dans cette dernière, que France 3 Corse ViaStella a pu consulter, il indique "qu'en tant qu'élu de la Corse", il ne peut "qu'être particulièrement sensible au sujet du fichage policier et exprimer la vive inquiétude que soulève" cette décision.
"Depuis l'époque des "barbouzeries" […] jusqu'aux abus récents du fichier FIJAIT […], il règne en Corse depuis plus de 40 ans une loi d'exception que nous ne cessons de dénoncer. Le spectre des dérives sécuritaires et de l'utilisation abusive du fichage policier conduisant à une nouvelle vague de répression injuste, abusive et généralisée des militants nationalistes doit nous alerter quant à la promulgation de ces décrets qui menacent de mettre en péril la paix sociale."
Le spectre des dérives sécuritaires et de l'utilisation abusive du fichage policier conduisant à une nouvelle vague de répression injuste, abusive et généralisée des militants nationalistes doit nous alerter quant à la promulgation de ces décrets qui menacent de mettre en péril la paix sociale.
Sur la forme, Paul-André Colombani estime "insupportable de voir le gouvernement prendre des décisions aussi fondamentales en terme de libertés individuelles, par le biais de décrets promulgués en catimini, et se soustraire ainsi à un débat parlementaire et public nécessaire dans un souci de démocratie".
Sur le fond, ensuite,"il s'agit d'un bond en avant sans précédent dans le fichage policier et l'intrusion dans la vie privée de nos concitoyens, […] et allant bien plus loin encore dans la mise en danger des libertés publiques que le fichier Edvige".
Le fichier Edvige, présenté en 2008, prévoyait le recensement de toute personne de plus de 13 ans exerçant ou ayant exercé un mandat politique, syndical ou économique, jouant un "rôle institutionnel, économique, social ou religieux significatif". Celui-ci avait provoqué un tollé en France, contraignant le gouvernement à le retirer.
"L'extension du droit de fichage policier est symptomatique d'une gestion de la sécurité publique malade de ses dérives autoritaires", assène dans son courrier Paul-André Colombani. "Aussi, c'est au regard de tous ces élements que je vous sollicite afin de demander la suppression de ces décrets liberticides et dangereux".
Mise en place d'une logique de "surveillance généralisée de la population"
Même constat pour la section corse de la Ligue des droits de l'homme (LDH). Jointe par téléphone, Elsa Renaut, sa présidente, regrette des atteintes portées "à des libertés fondamentales, comme la liberté d'expression, d'opinion et de manifestation", dans un contexte où "on constate d'autres textes dangereux pour nos libertés, comme la loi de sécurité globale".
"Nous sommes dans une logique sécuritaire et autoritaire, et ces mesures vont dans le sens d'une surveillance généralisée de la population. Avec cette extension de la collecte des données, on touche à nos consciences", regrette-t-elle. Aux yeux d'Elsa Renaut, la lutte contre le terrorisme ne saurait constituer une justification valable. "Nous sommes dans un monde dangereux. Mais plutôt que d'agir sur les causes, on agit sur les peurs des gens."
Nous sommes dans un monde dangereux. Mais plutôt que d'agir sur les causes, on agit sur les peurs des gens.
La présidente de la LDH Corse se questionne également sur le "flou" autour des critères utilisés les personnes "suspectes" amenées à être fichées. "Une personne susceptible de porter atteinte à la sureté de l'Etat, ça veut dire quoi exactement ? C'est une porte ouverte à des interprétations, et donc des abus, et c'est très arbitraire. Où commence la dangerosité, et comment est-elle définie ?"
La LDH Corse appelle dorénavant "à ne surtout pas s'habituer à ces attaques de nos libertés". "Ce qu'on veut rappeler, c'est que la norme en démocratie, c'est la liberté. Pas l'exception."