Le confinement généralisé est entré en vigueur en Corse, comme partout en France, mardi 17 mars, à midi. Une de nos journalistes raconte ses journées. Ce mercredi, elle nous raconte sa rencontre, alors qu'elle était jeune journaliste, avec un berger en Plaine orientale.
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Chapitre 21 : Au clair de la lune…
Ce soir, j’irai voir la lune. D’accord, j’ai rien compris à l’histoire, la lune rose, c’était la nuit passée, mais qui a bien voulu admettre que pour la voir vraiment très proche, la lune, il fallait mettre le nez dehors à 4h20 du matin ? Je veux des noms !
Prête moi ta plume...
J’ai une histoire affective avec la lune. Elle me vient d’un berger (il était jeune, il était charmant), il y a très longtemps. Avec mon stylo et mon appareil photo (je travaillais en presse écrite), je l’avais suivi du petit matin jusqu’au soir pour un reportage, en Plaine orientale. J’avais aimé ce moment, vraiment.La première traite, à l’aube, durant laquelle il m’avait fait boire du lait de chèvre, « vas-y goûte, c’est bon tu vas voir ». Je déteste le lait mais j’avais bu quand même, l’écoutant nommer chacune de ses bêtes que je trouvais toutes se ressembler.
Je me demandais, «mais comment il fait ?!». J’étais jeune dans la profession, je sais depuis que chaque berger est capable de faire cela. De son métier, j’ai observé les gestes, il en a détaillé pour moi les contraintes.
Je sais qu’il avait aimé que je lui dise «je viendrai à 4h du matin si c’est l’heure à laquelle vous commencez !». Nous étions en été. Se lever si tôt pour le voir travailler crée des liens, alors nous nous sommes tutoyés d’emblée (et puis, à quelques années près, nous avions le même âge).
De mon métier, j’ai toujours apprécié ces moments où l’on rentre dans le quotidien des gens, des gens qui sont l’essence même de ce qui, par la suite, va nourrir le récit. Je les trouve encore plus vrais, ces moments, sans la contrainte de l’image (la caméra oblige toujours quelques mouvements « arrêtés »).
La presse écrite, c’est différent, on peut même participer pour s’imprégner vraiment. Alors, j’ai participé à la tâche, il m’a fait expérimenter les gestes de la traite. J’ai eu comme ça, mille fois, des professeurs rien que pour moi, une manière d’apprendre les choses de la vie. Ou du moins de les toucher du doigt vraiment. Ce jour-là, l’expérience s’est prolongée tard dans la matinée, puisque je l’ai accompagné ensuite dans son travail à la fromagerie. Une fois son labeur terminé, le berger m’a dit, « ’ai une autre partie du travail en fin d’après-midi, mais je suppose que tu ne viendras pas». Oh que si, j’y suis allée, je voulais connaître l’ambiance du soir aussi !
C’était différent d’ailleurs, le sol semblait avoir emmagasiné toute la chaleur de la journée, quand j’avais aimé la douceur du petit matin. Je l’ai vu s’occuper des bêtes, répéter certains gestes et en amener de nouveaux.
Il était jeune mais perpétuait une tradition ancestrale ô combien précieuse à ses yeux. Il avait quitté sa vie d’avant pour ça. Une fois les chèvres rentrées, nous nous sommes assis sur un rocher pour discuter.
Il était drôle comme berger, dégageant une grande force, aidée par son physique mais parlant d’une voix douce, comme s’il avait peur de déranger la nature. Mieux, il me l’a faite découvrir à sa façon. D’un coup, il m’a dit, «chut, écoute, tu entends ?». J’ai écouté ce chant, comme en écho, qui venait des arbres autour de nous. «Tu vois, ça, c’est le cri du chat-huant».
"Écoute, encore"
J’avais souvent entendu ce cri venant du « parc » arboré situé juste à côté de l’immeuble de mon enfance, mais jamais je ne l’avais identifié comme tel. J’ai commenté en souriant, «Je crois que j’apprends le retour à la terre. Il y a des choses que les livres n’amènent pas». «Écoute, encore», a-t-il poursuivi. Il avait identifié le bruit des sangliers dans le maquis.J’étais une citadine et les sangliers n’avaient pas encore envahi nos villes ! J’ai adoré ce moment. Aujourd’hui encore, avec la force du souvenir, il amène une délicate sensation de sérénité. J’ai dû d’ailleurs quitter l’endroit le sourire aux lèvres mais à peine avais-je amorcé mon retour en Plaine que mon portable sonnait.
Je voyais s’afficher un numéro non-enregistré mais que je reconnaissais d’emblée : c’était mon berger. Peut-être avais-je oublié mon carnet de notes ?… non, il était sur le siège passager… alors quoi ? Je décrochais. «Tu es descendue par quel côté ?», la question était un peu abrupte mais j’y répondais sans trop me poser de question, le berger poursuivait, «alors arrête toi !».
"Regarde la lune"
Sans réfléchir d’avantage, je plantais les freins au milieu de nulle part. Il faut m’imaginer, dans une campagne déserte la nuit, des champs tout autour et ma voiture arrêtée, seule, sur une départementale. J’ai dit, « et ? ». Le jeune berger a répondu, «regarde la lune».J’ai alors levé la tête vers le ciel étoilé et de sa voix à la fois chaude et douce, il m’a raconté. «Tu sais pourquoi on dit que la lune est menteuse ?... Regarde la bien, elle dessine quoi comme lettre ?». Le croissant de lune dessinait un « D ». « Tu vois, elle te dit qu’elle est Décroissante alors qu’elle est croissante. Et quand elle dessinera un « C », elle te dira qu’elle est Croissante, alors que c’est le contraire. C’est pour ça que la lune est menteuse.»
Dans ce contexte improbable, seule dans ma voiture stationnée sur le bitume dans la nuit noire, je recevais cette histoire comme un cadeau. «C’est très beau ce que tu me racontes là», ai-je dit en voyant mille étoiles qui n’appartenaient pas au ciel, cette fois.
… pour écrire un mot (poétique ?)
Tout y était : le contexte, la manière de l’amener et l’histoire. Une histoire que je raconte aujourd’hui encore aux personnes que j’aime, comme je raconte celle de ce petit sillon qui parcourt la partie du visage située entre le haut des lèvres et le nez. La marque du doigt d’un ange… Je vous laisse la chercher sans vous la raconter cette fois. Elle est très jolie, vous verrez.Je n’ai plus revu mon berger depuis bien des années, mais je l’ai eu au téléphone, genre vingt-ans après. Je lui ai rappelé cette histoire de lune et nous en avons souri. C’est drôle, ces images qui restent de moments partagés et qui vous poursuivent toute une vie. On cristallise l’instant jusqu’à en faire un moment de poésie pure. Enfin, surtout moi, je crois. J’ai toujours eu besoin de mettre de la poésie dans ma vie même si je sens bien que vous allez sourire de ce qui va suivre.
Parce que, la fille qui a décidé de grimper ce soir sur les toits pour aller observer la lune du lendemain du jour où il aurait été bon de le faire, cette fille va maintenant vous narrer ce qui, en pleine évocation douce et rêveuse, est venu perturber ce moment de félicité.
J’étais tranquillement installée dans le salon en train d’écrire ces lignes, lorsqu’une effluve nauséabonde est venue me chatouiller les narines. Odeur que, tel le bruit du sanglier ou le cri du chat huant, je suis désormais capable d’identifier au premier relent.
Elle venait de la salle de bain, c’est à dire d’un peu plus loin, mais se faisait entêtante : mon chat venait de faire ses besoins (on aurait pu me dire avant que d’une aussi petite chose pouvait sortir des excréments aussi puants – proportionnellement à la quantité, j’entends). J’hésitais entre l’évanouissement et le regain d’énergie pour remercier mon chat, car, il me prouvait – si besoin est - que j’avais bien mon odorat (donc pas de coronavirus en moi ?).
Je voulais vous parler de la lune, mais c’est dingue comme mon côté terre à terre me rattrape encore !