En 1999, la paillote Chez Francis brûlait dans un incendie. Ce sont des gendarmes qui avaient allumé le feu. Pour la première fois dans la Ve République, un préfet était emprisonné. Ce fait divers est devenu affaire d'État.
Mardi 20 avril 1999 , deux heures du matin, la nuit est étoilée, plage de Cala d’Orzu, une crique déserte au sud du golfe d’Ajaccio. La paillote « Chez Francis » est en feu. Un pêcheur, qui dormait dans une cabane appelle les pompiers.
Au lever du jour, le propriétaire découvre sur place un tract laissé par les incendiaires. « Féraud balance des flics ». Le simple fait divers devient affaire d’Etat.
20 ans plus tard, costume et cravate bleu marine, même sourire permanent, mais quelques interrogations dans le regard, Bernard Bonnet « garde le sentiment d’un énorme gâchis ». Il vit à Paris.
Il a été condamné, incarcéré, placé hors-cadre, n’a plus jamais exercé de fonctions. Cancer, infarctus, il dit avoir subi le contre coup. L'ancien préfet ne s'était pas exprimé depuis 15 ans. Aujourd'hui, il va mieux mais persiste. Il n'a jamais donné l'ordre d'incendier une paillote.
« Quand comptez-vous partir ? »
Tout avait commencé en février 1998, Bernard Bonnet, est nommé par Jean- Pierre Chevènement, alors ministre de l’Intérieur. Ce républicain sans états d’âme, ancien inspecteur des Impôts et diplômé de l’ENA, arrive des Pyrénées-Orientales, où très vite, ce préfet à poigne se met à dos le monde associatif et culturel, une partie de la presse locale, et la mairie de Perpignan. « Quand il est arrivé, il ne savait pas que les Catalans existaient. Et ça ne lui a pas plus », confiait au Monde le journaliste barcelonais Alfons Quinta en mai 1999.
Bernard Bonnet connaît la Corse. Il y a été Préfet de Police de janvier 1991 à octobre 1992. Six ans plus tard, il doit succéder à Claude Erignac, qui vient d'être assassiné. Un choc national. L'État entend mettre les moyens. « L’homme qu’il faut, là où il faut », déclare alors Jean-Pierre Chevènement.
Le préfet prône le retour à la fermeté. C'est le nouveau visage de l’État en Corse. Avec ses proches collaborateurs, il travaille d'arrache-pied. Lutte contre la corruption, les plasticages… Il multiplie les missions d'inspection.
En janvier 1998, des contrôleurs sont envoyés au Crédit agricole, le préfet fait usage intensif de l'article 40, un texte de loi qui permet à un fonctionnaire de saisir la justice quand il pense qu’une infraction a été commise.
L'assemblée de Corse est tenue de raboter son beffroi, qui dépasse de 11 mètres. La gestion du RMI au conseil général est dénoncée, le préfet s'attaque aussi aux décharges sauvages. Certains espèrent que l'État fasse enfin le ménage, les procédures se multiplient.
Invité à l'assemblée de Corse, les nationalistes l'attendent de pied ferme. « Je n’ai qu’une seule question, Monsieur le préfet, lui lance Paul Quastana, conseiller Territorial Corsica Nazione, quand comptez-vous partir ? ». « Je partirai quand vos amis cesseront d’assassiner dans les fêtes de village, quand ils cesseront d’assassiner dans des fêtes de village, quand ils cesseront de déposer des explosifs », rétorque Bernard Bonnet.
À la rentrée solennelle du tribunal d'Ajaccio de janvier 1999, c'est le bâtonnier Antoine Sollacaro qui l'apostrophe. Le préfet quitte la salle. La contestation s'amplifie et le rétablissement de l'État de droit piétine.
Arrive alors sur le bureau du préfet un dossier non résolu par son prédécesseur. Celui du littoral et des paillotes qui l'encombrent illégalement, symbolique, aux yeux du préfet, du retour à l'État de droit. Le préfet entend les faire démolir une à une.
Le 9 avril, des bulldozers et des camions du génie militaire roulent vers la plage d'argent. La justice a donné son feu vert pour la destruction de deux paillotes, installées illégalement. L'un des deux propriétaires s'est retranché dans sa paillotte.
Sur place, une foule est venue apporter son soutien aux restaurateurs. L'ancien ministre François Léotard est là. Le président de l'Assemblée de Corse, José Rossi, tente lui aussi d'apaiser les choses. Les pêcheurs bloquent le port en signe de soutien. L'assemblée de Corse vote une motion pour soutenir les exploitants de paillote qui s'engagent à détruire le 30 octobre.
Bernard Bonnet demande aux forces de l'ordre de quitter les lieux. Pour le préfet, c'est une défaite personnelle.
Isolés
Isolé, enfermé, en proie à de fortes résistances, le préfet veut montrer un signe fort. La politique de l'Etat de droit doit rester vivace. Quitte à passer par une solution ultime......
Mardi 20 avril, une heure du matin, sur la plage de Cala d'Orzu, la paillote « Chez Francis » est en feu. Lorsque les pompiers arrivent sur place, il ne reste que des cendres.
« Chez Francis », une institution depuis 1974 .Illégale. Yves Féraud occupe les lieux sans titre, toute l'année, sur le domaine public maritime. Il a été condamné à démonter sa paillote par la justice.
Sur place, en suivant des empreintes laissées sur le sable, les gendarmes découvrent des indices troublants : un tract balance des flics, on pense à un règlement de compte personnel, puis plus étonnant : un bidon d'essence vide, une cagoule, un poignard de 28 centimètres, utilisé par les commandos de gendarmerie, enfin et c'est là le plus surprenant une radio Alcatel du même type de celles en service dans la gendarmerie.
L’appareil est réglé sur la fréquence G 162 014, le canal réservé à l’unité du Peloton de Securité, le fameux GPS. Une unité spécialisée en Corse, aux ordres du préfet.
Le visage toujours aussi joufflu, le regard toujours perdu, Yves Féraud se souvient : « Ce qui m’a le plus fait du mal, moi, c’est ce tract». Des gendarmes étaient-ils en mission ce soir-là? La gendarmerie donne les noms.
L'un de ces hommes n’est plus en Corse. Le capitaine s'est volatilisé. On retrouve sa trace au service des grands brûlés de l’hôpital Rangueuil à Toulouse. On le soigne pour des brûlures à la main et au visage.
Le colonel Mazères, chef de la Légion de gendarmerie en Corse, donne une version officielle pour le moins surprenante. Trois hommes du GPS se trouvaient en mission de surveillance, le capitaine Norbert Ambrosse, le lieutenant Denis Tavernier et l'adjudant-chef Eric Moulié, lorsqu’un incendie s’est produit.
Le chef de la gendarmerie en Corse, et les trois gendarmes sont placés en détention provisoire.
Une affaire d’Etat ou de l’Etat ?
Le spectre d’une opération venue de plus haut plane au-dessus de la Corse. Le préfet est convoqué en urgence à Matignon. À l ’Assemblée nationale, Jean-Pierre Chevènement renouvelle sa confiance au préfet Bonnet et à la gendarmerie.
L'ancien chef d'Etat-major, Bertrand Cavalier, est l'homme qui a fait accélérer l'enquête. Il fut pendant longtemps l’homme de confiance de Bernard Bonnet, avant d’être mis à l’écart. Après l'affaire des paillotes, il a quitté la gendarmerie. Il travaille aujourd'hui dans le privé. « A des degrés divers, cette affaire a été dramatique pour ces hommes , tous destinés à de belles carrières », commente aujourd’hui, la gorge serrée Bertrand Cavalier. Le 3 mai 1999, Bertrand Cavalier se présentait au palais de justice d'Ajaccio. Il affirme que le Colonel Mazères est à l'origine de la mission, et que le préfet était au courant. Ses révélations sont graves. Le soir même le juge Patrice Camberou, le parquet au complet perquisitionnent la préfecture de Corse et place le préfet Bernard Bonnet en garde à vue.
Devant les grilles de la préfecture, quelques manifestants chantonnent les gendarmes de Saint-Tropez. « On a dit au juge que c’était nécessaire… Cette opération n’était pas neutre. C’était un moment fort…Un endroit symbolique, le lieu du représentant de l’Etat », se rappelle Jacques Dallest alors Procureur de la République d’Ajaccio.
À 22 heures, dans les voitures de la gendarmerie le plus haut représentant de l'État dans l’île et son directeur de cabinet quittent leurs bureaux, sous les insultes. Ils vont passer la nuit sous bonne garde. L'épisode est inédit.
À l’Assemblée nationale, le Premier ministre et son gouvernement sont violemment attaqués par l’opposition. Lionel Jospin et son ministre de l'Intérieur agitent la présomption d'innocence. La droite demande le vote d’une motion de censure. En vain. Lionel Jospin vacille, mais tient bon.
Bernard Bonnet et Gérard Pardini sont toujours en garde à vue lorsque Bertrand Cavalier se présente au palais de justice pour la deuxième fois. Il remet un dictaphone au juge. Le gendarme a enregistré le préfet quelques jours plus tôt. Le militaire révèle que le Colonel Mazères lui a confié avoir tenté d'incendié avec le directeur de cabinet du préfet une autre paillote : l'Aria Marina.
Gérard Pardini, le directeur de cabinet du préfet, est interrogé par la section de recherches. En garde à vue, il craque. Il écrit une lettre. « La pression extrême exercée par Bernard Bonnet nous a conduit à passer à l’action. Le souhait du préfet de voir détruire une paillote a été plusieurs fois évoqué avec le colonel Mazères », écrit le haut fonctionnaire.
Le préfet Bonnet est de nouveau entendu par le juge d'instruction. Il réaffirme ne pas avoir été au courant que des gendarmes du GPS se trouvaient à la paillote « Chez Francis » dans la nuit du 19 au 20 avril. Bernard Bonnet est mis en examen pour complicité de destruction d'un bien par incendie.
À une heure du matin, le juge d'instruction décide de placer le préfet en détention provisoire. C'est un séisme judiciaire. Pour la première fois dans l'histoire de la Vème République, un préfet part en prison. Dans la foulée le Colonel Mazères, et les gendarmes passent eux aussi aux aveux.
Tous, sauf le préfet Bonnet, donnent une même version des faits. À Paris, le juge d’instruction organise une confrontation entre Gérard Pardini, Henri Mazères et Bernard Bonnet. Le préfet va-t-il enfin passer aux aveux?
D’autres actions….
Un gendarme fait de nouvelles révélations. Cette action ne serait que le premier acte d'une série d'opérations clandestines. D'autres actions étaient prévues, comme le mitraillage de la maison de bateliers à Bonifacio.
Le 1er juillet 1999, Bernard Bonnet sort de prison. « Il se dit victime d’un complot ». Après une ultime confrontation en présence de tous les protagonistes, c'est l’heure de la clôture de l’instruction. Les prévenus ont demandé le dépaysement. La cour de cassation a dit non.
Le 19 novembre 2001 le procès s'ouvre sous haute tension devant le tribunal correctionnel d’Ajaccio. Le Préfet Bonnet, le directeur de cabinet Gérard Pardini, le chef de la légion de gendarmerie Henri Mazères et les cinq gendarmes qui ont mené l'opération sont renvoyés devant le tribunal correctionnel d’Ajaccio.
Tous ont avoué sauf le préfet Bonnet, pourtant désigné comme l'instigateur. Les nationalistes se sont invités à l'audience. La vraie cible c'était eux. L'État voulait semer le chaos. Le préfet Bonnet s'engouffre dans cette brèche.
Il accuse les conseillers du Premier ministre de barbouzerie. « On a été très rapidement mis hors de cause…Je ne sais pas ce qu’il a laissé entendre. Quel aurait été l’intérêt du gouvernement de se lancer dans une telle opération », explique aujourd’hui Alain Christnacht, conseiller du Premier Ministre en 1999, et témoin lors du procès.
Le Procureur, Patrick Mathé, décrit un préfet qui n’a pas supporté les oppositions à la politique de rétablissement de l'État de droit. Tous les avocats demandent la relaxe.
Le 11 janvier 2002, le préfet écope de trois ans de prison dont deux avec sursis, trente mois de prison, dont six fermes, pour Gérard Pardini et le Colonel Mazères, deux ans, dont six fermes, pour le Capitaine Ambrosse, le chef du commando, 18 mois de prison avec sursis pour les quatre gendarmes.
Que s'est- il passé ? Pourquoi avoir obéi à des ordres illégitimes? Fonctionnaires et officiers évoquent un contexte de tension, de huis clos, un devoir d'obéissance exacerbé par le contexte. « Bernard Bonnet a surinvesti la mission qui lui était donné. Il s’est isolé, avec très peu de personnes autour de lui. Cloitré dans une préfecture qui est devenue une sorte de bunker », commente Jean-Etienne Giamarchi, l’avocat de Gérard Pardini.
Pour Jacques Dallest, c’est la surenchère de moyens qui a conduit à l’erreur. « Après un évènement exceptionnel, (l’assassinat du préfet Erignac) la tentation de l’Etat c’est de s’affranchir des règles de droit …Mais c’est très dangereux. A situation extraordinaire, réponse ordinaire.»
Après l'assassinat du préfet Erignac, les attentes sont fortes au sein de la population corse. Nombreux espèrent enfin, qu’à travers le préfet Bonnet, la loi va pouvoir enfin être respectée. Mais ses méthodes désastreuses feront basculer l'opinion. En mars 1999, un an après l'arrivée du préfet, lors des élections territoriales, les nationalistes doublent leurs voix.
Pour Xavier Crettiez, directeur de Sciences-Po à St Germain en Laye, cette affaire a ridiculisé l’Etat et participé à son discrédit. Y a-t-il eu une faute politique ? « Oui, répond Xavier Crettiez, car il y a eu la mise en place des conditions de cette espèce de justice d’exception. Corps exceptionnel, querelles des services…Avec cette pression du gouvernement, Bernard Bonnet s’est senti autorisé à sortir de la logique de l’Etat de droit… »
Aujourd'hui, Bernard Bonnet concède avoir fait preuve d’une certaine brutalité dans l’application de la politique de l’Etat de droit. S'il admet des excès, il s'obstine à nier. « Les opérations clandestines, je ne les assume pas ». Il reste convaincu d’avoir été condamné sur la base d’une infraction qui n’existait pas : «La justice ayant ordonné à Yves Féraud de quitter le domaine public maritime », explique- t-il.
20 ans plus tard, les paillotes continuent d’occuper la une des journaux. À Calvi, l’établissement « Mar a Beach » a été finalement détruit, après plusieurs mobilisations. À Porto-Vecchio, les propriétaires de restaurants de plage protestent contre l’Etat qui refuse d’accorder des Autorisations d’Occupation Temporaire du domaine public maritime.
Au lendemain de l’incendie, le préfet Bonnet qui adorait citer Shakespeare, avait glissé : « Dans une scène de La Tempête, il est dit qu’il y une marée dans chaque chose humaine, et j’invite chacun à la prudence».
Il n’a plus jamais retrouvé de fonction, la carrière de son directeur de cabinet, Gérard Pardini, aujourd’hui chargé de mission au Ministère de l’Intérieur, a été cantonnée à des tâches administratives, quant aux officiers, certains ont continué à gravir les échelons, d’autres ont quitté la gendarmerie.
Le chef du commando de l’incendie, le capitaine Norbert Ambrosse a été tué lors d’une intervention, promu lieutenant-colonel à titre posthume, comme une manière de retrouver une reconnaissance perdue.
Quant à la paillote « Chez Francis », elle s’est pliée à la règle et disparaît désormais de la plage en hiver pour ouvrir de nouveau au mois de mai. On y sert toujours de la langouste.
Symbole de l’impuissance de l’Etat à faire respecter ses propres lois règles, les paillotes continuent à faire parler d’elles. L’Etat continue de gérer l’occupation du domaine public maritime avec plus ou moins de fermeté, selon le climat politique.