Drogue en Corse : "la toxicomanie, c'est une maladie, ce n'est pas un vice"

C'est un fléau chaque année plus présent sur l'île. Mais dont on parle peu. Nous vous proposons toute cette semaine une série d'enquêtes, à la rencontre de ceux qui luttent contre ce phénomène, de ceux qui consomment, mais aussi de ceux qui en vivent. 2ème épisode, aux côtés d'une association.

Il est 8h30, passants et voitures affluent à un rythme régulier, le long de la rue royale, à Bastia. Au rond-point de la résidence A Tramunta, en face du chemin menant à l'hôpital de Falconaja, le centre d'Addictions France ouvre ses portes, et se remplit au gré des arrivées des employés. Ce lundi 25, ils sont cinq et une stagiaire à travailler.

Une pile de documents sous le bras, Déborah Baron se sert un café en salle de réunion. De quoi débuter la journée en douceur, avant la réunion régionale institutionnelle, puis celle départementale visant à faire le point sur l'avancée sur le traitement et la situation des patients.

"Ce sont des points hebdomadaires qu'on fait tous les lundis. D'abord, on discute avec tous les personnels régionaux de ce qui se passe dans la structure, et en fonction des semaines, ça peut durer trente minutes comme trente heures", décrit la jeune femme. 

"Après quoi, on tient une réunion entre nous sur nos patients dans le département, et on échange à leur sujet. Une discussion type, ça pourra être : un tel ne va pas bien, il rencontre tel ou tel problème, et ce qu'on peut mettre en place avec lui, par exemple un accompagnement multiple si ce n'est pas déjà le cas."

Ici, la prise en charge des patients se décline en trois volets : social, médical, et psychologique. Déborah Baron évolue elle depuis un peu plus de deux ans au sein de la structure en tant que travailleur social.

"Je vais par exemple pouvoir faire un point avec les patients sur leur situation socioprofessionnelle globale, voir si tous leurs droits sont ouverts, et si ce n'est pas le cas, engager les démarches avec eux pour les ouvrir... On a des personnes addictes très bien insérées socialement, et d'autres pour lesquelles il y a tout à faire. Ce n'est jamais exactement le même type de profil."

Agir sur les addictions et leurs conséquences

Créée en 1872 et reconnue d’utilité publique, l’association Addictions France - connue jusqu’en janvier 2021 sous le nom d’ANPAA, pour association nationale de prévention en alcoologie et addictologie - ambitionne "d’améliorer la santé en agissant sur les addictions et leurs conséquences". Plusieurs types d'addictions sont concernés, du tabac à l'alcoolisme aux drogues, en passant également par la pornographie ou même les réseaux sociaux.

Pour ce faire, l’association revendique plus de 400 antennes sur le territoire national, qui se divisent en deux types de structures : les CSAPA (Centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie), qui "accompagnent les personnes ayant une consommation excessive, un usage nocif ou présentant une addiction ainsi que leur entourage à travers une approche pluridisciplinaire (médecin, psychologue, infirmier, éducateur, travailleur social)" ; et les CAARUD (Centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues), à destination des usagers de drogue, et leur permettant notamment de disposer de matériel de réduction des risques (seringues, kit d’hygiène, produit diluant…).

En Corse, on trouve deux centres principaux, un pour chaque département : à Ajaccio, où se situe la direction régionale, et à Bastia. "Nous avons ces deux permanences, en complément d'espaces de consultation avancée à différents endroits du territoire", indique Elise Charlot, directrice régionale Addictions France. 

"On propose aussi des téléconsultations, et nous organisons des animations pour la prévention lors d'événements festifs [comme Calvi on the Rocks, festival durant lequel l'association dispose d'un stand, ndlr]. L'objectif étant d'avoir le plus fort maillage possible sur le territoire, et de permettre la plus grande accessibilité et égalité pour tous aux soins, que l'usager habite à Ajaccio, à Bonifacio, dans l'Alta Rocca ou en Balagne."

La directrice régionale est néanmoins réaliste : "Bien sûr, cela reste complexe, parce que nous ne sommes qu'une petite équipe d'une vingtaine de salariés."

L'objectif étant d'avoir le plus fort maillage possible sur le territoire, et de permettre la plus grande accessibilité et égalité pour tous aux soins.

Elise Charlot, directrice régionale Addictions France

Tabac, alcool et cannabis en tête des consommations 

La Corse est la seule région pour laquelle les CSAPA et CAARUD sont hébergés dans les mêmes centres. Pour autant, la patientèle d'un espace n'est pas forcément coutumière de l'autre : "Certaines personnes vont venir uniquement dans une démarche de prévention des risques au CAARUD, d'autres uniquement pour des soins médicaux en CSAPA, ou pour une demande liée à leurs droits sociaux... Les profils sont variés", explique Déborah Baron, travailleur social au centre bastiais. 

Depuis le début de l'année 2021, les CSAPA Corse ont pris en charge plus de 800 patients. "Il s'agit majoritairement d'hommes poly-consommateurs, détaille Elise Charlot, directrice régionale Addictions France. Dans le top 3, on retrouve le tabac, l'alcool et le cannabis, pas forcément dans cet ordre, mais parfois les trois en même temps, et c'est très représentatif finalement de la consommation de la population."

Les espaces CAARUD ont eux accueillis autour de 250 personnes. "Dans ce cas précis, on a plutôt à faire à des poly-consommations, en majeure partie sur des drogues de types mésusages de médicaments, héroïne, cocaïne, crack... Ce sont des usagers qui sont encore dans la consommation et pour lesquels nous fournissons du matériel neuf pour limiter les risques de complications."

Parmi ces derniers, la possibilité d'une nécrose du membre, par exemple, qui peut survenir en cas de poussières présentes dans la seringue lors d'une injection. "Avec au final l'idée de les inciter peu à peu à rentrer dans une démarche de prise en charge thérapeutique."

Les liens intimes entre la psychiatrie et l'addictologie

14h. Les premiers rendez-vous patients de la journée ne vont pas tarder à démarrer, au centre Addictions France de Bastia. Installé dans son bureau, Michel Hennart, infirmier, n'est pas "booké" avant 17h. "On doit tout de même rester disponibles, pour les personnes qui peuvent venir directement aux locaux pour prendre des renseignements, ou des usagers du CAARUD", indique-t-il.

En l'attente, le professionnel de santé feuillete ses dossiers patientèle, et répond aux quelques coups de fil. À l'autre bout du téléphone, des patients suivis pour diverses addictions, qui souhaitent convenir d'un prochain rendez-vous. "Normalement, c'est la secrétaire qui s'en occupe, mais elle est absente..."

Lui travaille pour l'association depuis six ans. Auparavant infirmier en psychiatrie, il raconte avoir décidé de s'arrêter en 2015 pour se consacrer à l'addictologie, après en avoir discuté avec un collègue. "À l'époque, j'étais en fonction aux urgences psychiatrique de l'hôpital de Fort-de-France (Martinique), et une grosse partie des patients étaient des « crackés ». J'ai fait une nuit de garde avec un ami médecin addictologue, et on a vraiment pu se rendre compte qu'il y avait un lien entre nos deux spécialités. Alors quand je suis revenu en Corse et que j'ai vu un poste ouvert ici, je me suis dit pourquoi pas essayer."

L’infirmier en est convaincu : la psychiatrie et l’addictologie sont "intimement liées". "Mon expérience passée m’aide beaucoup dans mon boulot présent."

Notamment dans l’accueil et l’accompagnement des addicts, précise-t-il. "Les personnes qui arrivent au CSAPA viennent généralement par elles-mêmes, soit directement au centre, soit en appelant pour prendre rendez-vous. Mais il est arrive quelques fois que ce soient des proches qui viennent."

Une démarche de non-jugement, avec la mise en valeur des souffrances de l’entourage plutôt que l’exaspération

Michel Hennart, infirmier Addictions France

Des femmes pour faire le point sur la consommation de leur mari, ou des enfants devenus adultes se questionnant sur les consommations de leurs parents, par exemple. "Il y a une dizaine de jours, on a eu le cas d’une mère et de sa fille venues pour les addictions du père. Lui n’était pas au courant que sa conjointe nous avait contactés."

Dans ce cas, "on dresse le bilan de la situation et on essaie de leur apprendre comment se comporter avec la personne concernée : c’est-à-dire une démarche de non-jugement, avec la mise en valeur des souffrances de l’entourage plutôt que l’exaspération", détaille Michel Hennart, avant de s’interrompre.

Travail de longue haleine

Alain Spampani, médecin du centre bastiais, vient d’entrer dans la pièce. "Ah Alain, rejoins nous !" Employé au centre depuis 3 ans, le docteur s’occupe en particulier de personnes en état de dépendance à l’alcool et/ou aux drogues. Son prochain patient doit arriver dans quinze minutes, mais il accepte gracieusement de jouer lui aussi au jeu "de l’entretien".

"On essaie de faire ressentir à ceux qui frappent à notre porte que leur démarche s’inscrit dans la durée, entame-t-il. Aujourd’hui, ils viennent prendre une information, un contact, et après une certaine maturation des choses, ils se lanceront peut-être dans une démarche de soins."

Mais dans tous les cas, tranche Alain Spampani, "nous ne sommes pas dans l’urgence en addictologie. C’est une problématique chronique qui demande du temps."

Nous ne sommes pas dans l’urgence en addictologie. C’est une problématique chronique qui demande du temps.

Alain Spampani, médecin Addictions France

Le mythe du toxicomane

Car les délais avant guérison peuvent être longs : parmi sa patientèle régulière, certains consultent depuis ses débuts au sein de l’association. Dans l’ensemble, le médecin indique suivre une centaine de toxicomanes. Des personnes relativement jeunes, entre 25 et 40 ans en moyenne, qui souvent ne correspondent pas forcément à l’image que le grand public peut se faire de drogués.

"Il n’y a pas de culture « junkie » en Haute-Corse, bien moins qu’en Corse-du-Sud, et dans tous les cas, il y a un mythe du toxicomane qui ne se vérifie pas, assure Michel Hennart, l’infirmier. Cela peut-être des gens très bien habillés et pour lesquels on ne se douterait de rien."

Une description à laquelle correspond bien Emilien*, interrogé hors de l’association. Les cheveux précautionneusement coiffés en arrière et un trench qui semble tout juste sorti du cintre du magasin sur le dos, le trentenaire raconte avoir poussé à quelques reprises les portes du centre d’Addictions France de Bastia.

Lui souffre d’addictions au tabac, à l’alcool, et au cannabis. Et puis aussi à l’héroïne et "un peu à la coke [cocaïne, ndlr]", même s’il en prend "beaucoup moins souvent, juste de temps en temps en semaine".

Des consommations qu’il parvient néanmoins à tenir secrètes de son entourage. "Mis à part quelques très proches, qui pour certains en prennent aussi, personne n’est au courant. Ce n’est pas forcément quelque chose dont je suis fier."

Traitement thérapeutique

S’il assure y réfléchir, Emilien n’a pas encore entamé une démarche de soin avec l’association, au-delà de la prévention des risques liés à sa consommation. S’il en décidait par la suite, la première étape, indique Alain Stampani, serait de bien faire "un bilan de [sa] situation".

"On effectue une consultation à part entière orientée en addictologie, qui permet sur un plan général de distinguer des problèmes de santé, et d'évaluer le retentissement de la maladie addictive sur l’organisme. Dans tous les cas, on prend le temps d’écouter la personne, de l’amener à exposer sa demande, et en fonction du produit consommé, on dispose de différentes stratégies thérapeutiques, telles que l’utilisation de TAO (traitement d’addiction aux opiacés)".

En tête de consommation à Bastia, le cannabis et la cocaïne, loin devant les opiacés ou l’héroïne, souligne Alain Spampani, même si les usages concomitants sont fréquents.

Et attention de ne pas utiliser les termes de drogue "dure" ou drogue "douce", sous peine de s’attirer les foudres - tout en pédagogie - du professionnel de la santé.

"Je pense que ce distinguo repose dans l’esprit populaire sur l’image qu’on peut avoir d’un consommateur de cannabis, qui peut être tout un chacun, et celles d’adeptes d’héroïne ou de crack, réservés à une population bien spécifique touchée par une grande souffrance. Mais en matière d’addictions, on parle de drogue tout court, parce qu’elles sont toutes autant addictives."

Je pense qu’il est nécessaire de bien prendre conscience que les toxicomanes sont des personnes malades, et non pas des personnes qui vivent avec un vice.

Alain Spampani, médecin Addictions France

Plus que tout, le médecin souhaiterait changer l’image actuelle et populaire de la toxicomanie, souvent présentée comme un "vice".

"C’est peut-être un manque d’empathie, ou peut-être un manque d’information de la population. En addictologie, on constate souvent une triade caractéristique : une vulnérabilité, des psycho-traumas, et une rencontre avec le produit. Je pense qu’il est nécessaire de bien prendre conscience que les toxicomanes sont des personnes malades, et non pas des personnes qui vivent avec un vice."

Alain Spampani part retrouver son patient. Michel Hennart, lui, décroche le téléphone pour caler un nouveau rendez-vous. "Ce qui est certain, c'est qu'on s'ennuie rarement", sourit le médecin. Aux centres d'Addictions France, la patientèle, contrairement au temps, s'allonge plus qu'elle ne raccourcit.

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