C'est un fléau chaque année plus présent sur l'île. Mais dont on parle peu. Nous vous proposons toute cette semaine une série d'enquêtes, à la rencontre de ceux qui luttent contre ce phénomène, de ceux qui consomment, mais aussi de ceux qui en vivent. 1er volet, au cœur de la nuit bastiaise.
"C'est la kiffance, c'est la kiffance, que je dépense..." Le refrain explose dans les enceintes de ce bar branché du centre-ville de Bastia.
La kiffance, ce vendredi soir, apparemment, c'est partout. Au comptoir, où entre les cadavres de bouteilles de vodka et les carafes de jus d'orange, les ados braillent en levant les bras au ciel. Dans les boxes, où les quadras en goguette se trémoussent en reprenant les paroles du morceau de Naps, approximativement, mais avec une belle énergie.
la reine Coke
C'est la kiffance aussi dans les toilettes, au fond de l'établissement, où défile un nombre impressionnant de clients. Parfois par grappes de deux ou trois. Certains, avec une belle régularité. Olivia* sourit de notre étonnement. "Sur le continent c'est sur les tables, devant l'entrée, sur le capot de la voiture. En Corse, on se cache encore un peu. Pour taper, on va aux toilettes. Ou au bout du quai".
Alex* lève un sourcil, pas vraiment convaincu : "On se cache, faut le dire vite. On fait genre. Regarde-les. Certains, ils sont tellement fiers de faire partie de cette pseudo "élite" qu'ils veulent pas qu'on les voit taper mais ils crèveraient qu'on le sache pas". "Pas faux, reconnaît Olivia avant de prendre une gorgée de bière. En Corse, vas fumer un joint en boîte... Tu te fais allumer direct. Mais la coke, c'est pas pareil..."
Olivia et Alex, eux, ils fument. De temps en temps."C'est récréatif", assure Olivia. "Le soir, parfois, calés à la maison, avant de s'endormir". Mais leur truc, c'est la MDMA. Des comprimés d'ecstasy qu'ils consomment surtout sur le continent, à Montpellier, où elle finit ses études, et où il travaille dans une agence immobilière depuis quelques années.
Avec un para à 10 euros, tu tiens toute la nuit.
Ils se sont rencontrés au festival I Love Techno, en 2019. Elle est originaire du Cap Corse, et lui du Nebbiu. Quand ils rentrent sur l'île, l'hiver en tout cas, ils mettent leur consommation d'ecsta entre parenthèses. Pas par honte, s'amuse Alex. "On va pas prendre un Taz en écoutant Céline Dion ou U2. On gobe quand on va en soirée electro. Et à Bastia, l'hiver bof... Et puis, on fait gaffe à la mauvaise pioche. A Montpellier, on a un pote qui nous fournit, on lui fait confiance. Une chose est sûre, la soirée nous coûte moins cher qu'ici. Avec un para à 10 euros tu tiens toute la nuit. C'est pas pareil qu'une bouteille d'alcool."
Devant notre air interdit, Olivia intervient. "Le para, c'est ce qu'on gobe. Des cristaux dans une feuille de papier. On avale tout et ça explose dans l'estomac. Comme un parachute, quoi..." On a rarement vu des parachutes exploser, mais pas question de chipoter sur les détails. Le couple a accepté de nous emmener faire du shopping, et on ne voudrait pas lui faire regretter sa proposition.
Toucher la weed
"Sur le continent, maintenant, ils livrent en scooter. C'est carrément UberCame. Ici, pour toucher, il faut encore se déplacer", lâche Alex sur la route de Ville di Pietrabugno. Quand la voiture s'est engagée dans le Fango, on a été un peu surpris, persuadé que c'est dans les quartiers Sud que se font toutes les transactions. Mais apparemment, c'est ailleurs que ça se passe, désormais, la plupart du temps.
Aujourd'hui, ils font carrément des promos sur Snapchat.
"C'est fini, Lupinu ! Au début des années 2000, ouais. C'était chaud à l'époque. On sortait du bahut, et on montait toucher la weed là-haut. En bus. On avait genre 15, 16 ans. Et crois-moi, à cet âge-là, quand tu arrives en bas des barres, et que tu as 10 lascars qui t'attendent, tu es pas serein ! Les bandes de quartier, c'est fini. Aujourd'hui ce sont des types en solo qui vendent de chez eux. Dans tous les quartiers. Si tu veux toucher aujourd'hui, cest facile, très facile. A l'époque, on galérait"
"Ils font carrément des promos sur Snapchat !", lance Olivia en claquant la porte de la Nissan. On est garés devant un immeuble récent, sur les hauteurs de Bastia, où l'on s'attend plus à trouver des notaires et des catégorie A de la fonction publique que des dealers. La jeune femme sonne à l'interphone, et après une ou deux minutes, la lourde porte de l'entrée grésille. "Il sait que c'est nous, il nous envoie l'heure du rendez-vous par whatsapp, à la minute près. Et vaut mieux être à l'heure si tu veux pas passer ton tour. Il y a tellement de demande qu'il s'en bat le steak, s'il loupe une vente. Il sait que la prochaine fois, tu seras à l'heure".
On attend devant l'immeuble, pendant qu'Olivia et Alex vont tenter de négocier un entretien avec nous. On leur conseille de ne pas dire que l'on est sur place. Pas sûr qu'il soit très conseillé de dire à un dealer qu'on lui emmène un journaliste à domicile. Sans surprise, après quelques minutes de négociations qu'on devine tendues, à voir la mine de nos guides, on se voit opposer un refus catégorique. Olivia hausse les épaules, désolée pour nous : "il avait ses gosses à la maison, alors bon, il était pas chaud..." On demande à Alex qu'il nous montre leurs emplettes de la soirée : deux petits pochons de 5 grammes de weed. "Tu vois, ici l'entrée c'est 50 euros. Ils font pas comme sur le continent, où tu peux gratter 10 euros de shit".
A défaut d'une plongée palpitante au cœur du trafic de drogues insulaire, on se contentera d'une visite guidée des abords des résidences cossues des hauts de Bastia... Pour ce soir du moins.
Arrondir ses fins de mois
"La première fois que j'ai vu un sachet de coke, j'étais dans un film. C'était dans la Plaine. J'avais 16 ans. C'était une de mes premières soirées en boîte. Pour moi c'était un autre monde. Même le cannabis, j'avais jamais vu, à l'époque. Y avait le banc des camés, dans un coin de la cour, au lycée du Fango, mais on les avait jamais vus rien prendre. Ils avaient juste le look qu'on imaginait pour les camés". Jean-Marc*, jeans slim, veste de marque et cheveux savamment décoiffés, sourit au souvenir de ses années lycée. "Un an ou deux plus tard, j'ai commencé à jouer de la guitare, j'ai changé de milieu, de bande d'amis, j'ai rejoint un groupe de rock, et j'ai plus vu les camés de la même manière".
Jamais faire crédit à un junkie.
Jean-Marc nous l'assure, il ne touche plus à rien depuis longtemps. Mais pendant une bonne dizaine d'années, avoue-t-il avec une placidité étonnante, il a baigné dans un océan d'opiacés. "Shit, coke, coke, shit, et rebelote le week-end suivant. C'était il y a une quinzaine d'années, le rock était à la mode, et le moindre bar de Bastia et des environs voulait sa scène, et son groupe. Dans certains d'entre eux, c'était open bar, niveau came. Mais c'était pas qu'en ville. Une fois j'ai joué dans un restaurant dans la région de Corte, un truc bien rustre, et ça s'est fini dans la piscine avec une équipe de bergers du coin pleins de C [cocaïne - NDLR] jusqu'aux yeux !"
Une déglingue qui coûte cher. Alors, durant deux ans, Eric va arrondir ses fins de mois en revendant un peu à quelques proches. "Mais j'étais pas un dealer", s'empresse-t-il de préciser, avec une pointe de mépris dans la voix. "J'achetais un peu plus que ce dont j'avais besoin, et j'en refilais en milieu de soirée à trois ou quatre potes de confiance qui cherchaient à taper, pour 5, 6 euros en plus. Ca me permettait de faire baisser ma propre facture. Mais ça m'a vite gavé. Ils disaient qu'ils me paieraient plus tard, et je me faisais enfler. Jamais faire crédit à un junkie".
Si Eric est clean, en revanche, tout son entourage ne l'est pas. Et il est au fait des nouvelles manières de vendre, et d'acheter. Il nous conseille de prendre contact avec un dealer, par Snapchat. "Ca les fera moins flipper que si vous sonnez à leur porte", lance-t-il, un brin moqueur. "Pour le bizness, c'est l'invention du siècle. Tous les messages s'effacent illico. Si vous leur écrivez sur Snapchat, il y a plus de chance qu'ils répondent, les messages sont intraçables".
400, 500 euros par jour
Après de longues négociations avec un dealer, par l'intermédiaire de l'application, sur le téléphone d'une connaissance commune, nous arrivons à obtenir un rendez-vous. Pas question de nous recevoir chez lui, mais notre interlocuteur accepte de nous rencontrer, dans un parc au sud de Bastia, à 22h. Pas de capuche ramenée sur le front, pas de lunettes de soleil. Pas vraiment l'ambiance "Bernard de la Villardière au coeur des cités de la drogue...". Olivier*, la trentaine, nous attend à l'entrée du parc, appuyé sur son scooter, en chemise en lin, malgré la pluie fine qui tombe sur le quartier en ce lundi de novembre.
Nous nous asseyons sur les marches de l'entrée d'un immeuble voisin. "Si j'ai pas voulu que vous montiez à l'appart', c'est surtout pas attirer l'attention. Je reçois pas vraiment à domicile. Le défilé permanent dans l'escalier, je préfère éviter. Ca pourrait énerver les voisins, et finir en poucave chez les flics. Y'en a, c'est trente, quarante clients par jour, la queue devant le palier et tout... Mais ils s'en foutent, c'est des coups à 400, 500 euros jour".
Y a des passionnés, comme pour le vin et les cigares.
Olivier promet que ses revenus illégaux sont loin de ces scores mirobolants. Sans pour autant nous donner de chiffre. Olivier n'en a pas fait son métier. Comme la plupart des dealers du coin, il a un boulot à côté. Il travaille dans un commerce de la région bastiaise. "C'est genre un deuxième job. Mais ça peut vite devenir un full-time job, à côté d'un vrai job. Faut faire gaffe. Y a une énorme demande, et les dealers pro arrivent pas à fournir."
Quand on lui demande s'il fait ça pour le fric, il sourit. "C'est sûr, c'est un peu la poule aux œufs d'or, mais croyez pas que c'est que pour ça, que les gens sont dans le biz. Vous seriez le cul par terre, de voir qui c'est qui deale. Y'a des gars, ils sont pétés de tune, mais ils peuvent pas s'en passer. Y en a, c'est des malades. Des passionnés, comme pour le vin ou les cigares. Ils te décrivent les saveurs, ils connaissent l'origine exacte, la spécifité de la région..." Olivier balaie tout ça d'un geste de la main, mais il le raconte avec une telle gourmandise qu'on se dit que c'est un peu lui, qu'il vient de décrire.
La pluie s'est arrêtée. Olivier regarde sa montre. Cet entretien, c'est un peu l'équivalent de la pause-café du boulot. Il a une cliente qui doit passer bientôt. "Une urgence", s'amuse le dealer. Alors il a accepté, et pris la commande avec lui, un pochon de coke et deux barrettes de shit. Alors que ce soir, il était off. "C'est une habituée, des fois elle me fait ma semaine, elle !" Elle, on ne connaîtra pas son prénom, lui enverra un snap quand elle sortira du tunnel. L'endroit où ils se retrouveront, il ne nous le dira pas non plus.
DisneyWorld avec des Kalachs
Olivier se dirige vers son scooter, ouvre le coffre, et attrape une veste. On fait quelques pas entre les barres d'immeubles qui surplombent le parc. Au loin, une lumière s'éteint. L'enseigne d'un camion à pizza. "Les gens veulent plus galérer. Et ces applis, ça a tout changé. Si tu veux toucher, aujourd'hui un pote à toi qui consomme appelle, hop, "lui il est de confiance, t'inquiète pas", tu te fais présenter, tu as touché ta drogue. Et tu rentres dans le carnet d'adresses du vendeur. Ca marche comme ça. Au bouche-à-oreille, et à la confiance".
A en croire Olivier, plus de place pour les amateurs. Tout est cadré, et rien n'est plus laissé au hasard. Mais en Corse, comparé au continent, c'est encore de la rigolade. "Une fois, j'étais à Marseille. Et j'étais à poil, vraiment. Alors je suis monté toucher en cité. Dans les quartiers Nord. J'avais trop peur. Me chiais dessus, sérieux. Me suis dit que j'allais me faire couper en deux. He ben, j'ai jamais été aussi bien servi de toute ma vie. Sans déconner. Y a un système de drive, les sachets de weed personnalisés, avec le nom du quartier, et un QR Code pour retrouver les coordonnées du fournisseur. Et t'as les tarifs, écrits sur le mur ! C'est DisneyWorld, avec des Kalachs".
Dans les endroits où ça tape, on fout jamais un pied. On n'a aucun casier. Comment ils vont nous repérer ?
A Bastia, on n'en est pas là, et pour notre interlocuteur, aucune chance que ça arrive. "C'est pas le même monde". Mais ce qui est nouveau, ici comme ailleurs, c'est la qualité du matos. "Aujourd'hui, les clients sont bien servis, crois-moi. Ce qu'ils fument, ça n'a plus rien à voir. A l'époque où j'étais de l'autre côté, on nous vendait des sales trucs. Y avait à bloc de demande, et on trouvait que dalle. Alors on prenait ce qu'on nous refilait. Aujourd'hui y a tellement de concurrence que c'est à celui qui proposera le meilleur produit. Et le moins cher, en plus, du coup. Pour les consommateurs, c'est une putain de belle époque."
Olivier n'a plus regardé sa montre depuis un quart d'heure. Et il n'a pas l'air mécontent de parler de son taff. C'est pas tous les jours. On lui demande s'il n'a pas peur de finir en prison, et il hausse les épaules. "Non. On circule jamais dans les cercles que les flics surveillent. Dans les endroits où ça tape, on fout jamais un pied. On n'a aucun casier. Comment ils vont nous repérer ? Et puis, même pour s'approvisionner, on prend pas de risques. Je reste chez moi, et le grossiste me livre. Le risque, c'est lui qui le prend." L'écran du Samsung du dealer clignote. Olivier nous salue d'un signe du menton, et met le cap vers son scooter. C'est l'heure de retourner au boulot.
* Les prénoms ont été modifiés