Ils avaient une dizaine d'années à peine, cet après-midi de septembre 1943, quand cinq avions de la Luftwaffe ont fait leur apparition dans le ciel, avant de lâcher des bombes sur leur village. Quatre-vingt ans plus tard, nous les avons rencontrés.
"Moi j'étais inquiet pour la petite..." se rappelle François Corazzini. "Thérèse Massiani. C'était son nom. On était tout le temps ensemble cet été-là". Le vieil homme est assis dans son fauteuil, dans la pénombre de son salon, à Piedicorte-di-Gaggio.
Mais depuis quelques minutes, ses souvenirs l'ont ramené sur la place de l'église, ce funeste jour de septembre 1943 où le fracas des bombes a retenti dans le paisible village de la pieve de Rogna, qui surplombe la plaine orientale.
Chaos
François n'a même pas dix ans, et il fait alors brutalement connaissance avec le chaos. Autour de lui, des blessés, des cadavres, des cris, des larmes. Dans le regard des habitants, de l'incompréhension. Et de la peur.
Peut-être bien que j'étais amoureux d'elle... Comme on peut être amoureux à cet âge-là
Les habitants de Piedicorte scrutent le ciel, craignant de voir réapparaître les cinq avions de la Luftwaffe qui viennent de détruire plusieurs maisons du village, et de tuer neuf hommes, femmes et enfants.
Mais François, lui, ne pense qu'à une chose. Avoir des nouvelles de son amie. "Un peu plus tôt, dans une ruelle, j'avais aperçu furtivement mon oncle, Jean-Noël, totalement brûlé. Et ça m'avait choqué. Bien sûr, que j'étais triste. Mais Thérèse, c'était encore différent".
François esquisse un timide sourire.
"Peut-être bien que j'étais amoureux d'elle... Comme on peut être amoureux à cet âge-là". Un nouveau silence. "J’attendais qu'on la trouve. Et on ne l'a pas trouvée. Ou plutôt si, on l'a trouvée. En lambeaux..."
80 ans après, pas une maison, pas une ruelle, pas un muret de Piedicorte qui ne soit encore imprégné de la tragédie. Comme François, ils sont quelques habitants du village à avoir vécu cette journée du 22 septembre 1943. Témoins fragiles d'une histoire encore douloureuse, qui transmettent aux nouvelles générations les détails de l'attaque allemande.
850 habitants, 9 morts
Ce matin-là, bien avant les explosions et les cris, la quiétude du village avait déjà été troublée par une apparition inattendue, se souvient Thérèse Vittori, 91 ans. Elle s'en souvient parfaitement, et pour cause : "Tonton Jean, le frère de ma mère, était arrivé avec sa voiture, et à l'époque, c'était un événement. Elle roulait au pas et les vieux, les jeunes, la suivaient en courant".
À l’époque, Piedicorte-di-Gaggio est un gros village, de près de 850 habitants, qui compte cinq bars, plusieurs épiceries, et un tribunal. L'un de ces bars, c'est le café tenu par Joseph Magnavacca. La voiture arrive à la hauteur de sa terrasse, quand le bruit de son moteur est couvert, subitement, par un ronflement assourdissant. "Tout le monde a levé les yeux, et ils ont vu apparaître les avions allemands".
C'était affreux... O signore...
Thérèse "Poupée" Vittori
Thérèse, que tout le monde, aujourd'hui encore, appelle Poupée, un surnom qu'elle doit, depuis sa tendre enfance, à sa beauté connue de tout le canton, n'était pas là-bas. "J'avais 11 ans, à l'époque. Et je jouais sur la petite terrasse, chez moi, avec une amie. On a entendu un bruit sourd, et on a commencé à crier. Mon oncle et ma tante nous ont fait rentrer dans la maison. Je cherchais partout ma maman, je l'appelais en pleurant. On ne comprenait rien à ce qui arrivait, mais on savait que c'était terrible".
Droit sur sa chaise, le regard fixe, la bouche entrouverte, Poupée s'interrompt. Durant une bonne partie de la journée, elle a hésité à nous recevoir. Le silence dans lequel elle s'installe nous laisse penser qu'elle n'ira pas plus loin.
Et puis elle laisse échapper un sanglot, glisse ses doigts derrière ses lunettes pour sécher ses larmes, murmure "c'était affreux... O signore...". Les souvenirs affluent. En désordre. Ces souvenirs qui ont hanté tant de nuits.
Cette voisine à cheval sur une poutre, dernier vestige d'une façade de maison, suppliant qu'on l'aide à descendre. Son frère Charles, tenant leur mère, blessée, dans les bras, hurlant "je vais te venger, O mà, je vais te venger !" Une cousine, à genoux, tentant de les dissuader de s'approcher des décombres, la chair de son front lacéré lui tombant sur les yeux...
"Encore maintenant, je me dis que ce n'est pas vrai, ce qui nous est arrivé..." Reste ce petit morceau de plomb, dans sa lèvre supérieure, comme un douloureux rappel à la réalité. Les docteurs, à l'époque, ont refusé de lui enlever, arguant de risques possibles d'infection.
"C'est un souvenir comme un autre", dit Poupée, en haussant les épaules.
Résistants
Ce 22 septembre 1943, alors qu'une partie du village courait vers le bar de Joseph Magnavacca, pour voir la voiture de l'oncle de Poupée, le fils de Joseph, lui, était ailleurs.
Jean-Louis Lazare Magnavacca ramassait les châtaignes avec son ami, Timothée Corrazini, à quelques centaines de mètres, sur la route qui mène à Pietra Serena. "On revenait vers le village, sur la route, quand on a vu les avions. Mais on était loin d'imaginer ce qui allait se passer". Les deux hommes, quatre-vingts ans plus tard, sont assis au comptoir du bar Magnavacca, toujours là.
"Et puis mon oncle, qui nous a aperçus, nous a crié de nous mettre dans le fossé, et de nous coller contre le mur. Il avait fait la guerre de 14. Lui, il avait compris. Et c'est là que ça a commencé à mitrailler", raconte Jean-Louis Lazare, le visage fermé.
C'est aux anciens qu'il fallait demander ce qui s'est passé. Nous, on suppose
Jean-Louis Lazare Magnavacca
"Personne ne comprenait pourquoi on nous attaquait", complète Timothée. Et les adultes craignaient que ce ne soit que le début. Alors nos vieux, ils nous ont rassemblés, et ils nous ont fait monter dans la châtaigneraie. On y a passé quinze jours, à l'abri. Régulièrement, ceux qui étaient restés au village nous ravitaillaient".
Lorsqu'on lui pose la question que tout le monde se pose encore, pourquoi ces bombardements ?, Jean-Louis Lazare Magnavacca répond : "C'est trop tard pour chercher à comprendre. Il fallait poser la question avant", et désigne du doigt un dessin accroché au mur qui nous fait face.
On y voit un homme, en débardeur blanc, assis devant la porte du bar, une bouteille d'Orangina à la main. Son père, Joseph Magnavacca. Surnommé Corsico la Terreur, après la campagne du Rif à laquelle il avait participé. "C'est à eux qu'il fallait demander ce qui s'est passé. Nous, on suppose...".
Expédition punitive ?
C'est tout le problème. Ceux qui savaient ne sont plus là depuis longtemps. Ne restent que les histoires, que l'on se transmet, de génération, et dont les contours, au fil du temps, sont devenus plus flous.
Il y a d'abord cette présence étrangère au village, qui ne serait pas passée inaperçue, la veille du bombardement.
Les anciens avaient parlé à certains de"deux hommes en side-car, dont l'un parlait français, et posait des questions, avec un fort accent allemand". A d'autres, d'"un type bien habillé, avec de belles manières, qui proposait des chewing-gums aux jeunes filles, et discutait avec certaines personnes, à l'abri des regards".
C'est là que ceux qui occupent l'île, pour quelques jours encore, vont apprendre qu'un dépôt de munitions se trouvait à Piedicrote-di-Gaggio. Le lendemain, Piedicorte di Gaggio sera bombardé.
Bien sûr qu'il y avait un dépôt de munitions. Comment je le sais ? C'est mon père qui en avait la responsabilité
Jean-Louis Lazare Magnavacca
Jean-Louis Lazare Magnavacca confirme. "Bien sûr qu'il y avait un dépôt de munitions. Comment je le sais ? C'est mon père qui en avait la responsabilité". Ce dépôt de munitions, il servait aux maquisards de la région qui, régulièrement, s'en prenaient aux troupes allemandes. Et Magnavacca était l'un des leurs.
C'est souvent au pont de Corsigliese, en contrebas du village, que les escarmouches avaient lieu. C'était un lieu de passage des soldats allemands qui remontaient du sud de l'île, où les combats pour la libération faisaient rage, vers le nord. Et quelques jours avant le bombardement, un jeune soldat allemand y avait été tué.
Des résistants harcelant les troupes, un soldat tué, une cache de munitions...
Ce sont les raisons que les habitants de Piedicorte trouvent au bombardement qui a visé leur village. Mais pour autant, nul ne semble totalement convaincu. Des résistants actifs et efficaces, il y en avait ailleurs en Corse. Des caches d'armes aussi. Et d'autres soldats allemands ont perdu la vie sur l'île.
Sans que cela ne provoque le bombardement d'un village, une mesure punitive inédite en Corse, où seules les villes avaient été ciblées.
De surcroît, en ce mois de septembre, les troupes germaniques sont mobilisées sur un front bien plus important, face à l'armée française de libération, qui a débarqué en Corse le 8 septembre, sous le commandement du général Henry Martin...
Aucune source historique n'a permis de faire toute la lumière sur l'affaire. Et le village de Piedicorte-di-Gaggio sait qu'il lui faudra continuer de vivre encore longtemps avec ses fantômes. Et ses interrogations.