Il était nageur aux Dauphins du TOEC - le club qui a brillé aux Jeux Olympiques et Paralympiques, il participa à la Libération de la France, que l'on a commémorée cet été, et revint de la guerre avec une jambe en partie amputée. Pourtant, il continua la natation, comme athlète et entraîneur. Le destin de René Canal se trouve à la jonction des événements qui ont fédéré les Français cet été.
C'est une photo trouvée par hasard, dans un livret publié en 1947 par les Dauphins du TOEC. Une image banale pour un club de natation : un homme en slip et bonnet de bain est au bord d'une piscine ; mais le nageur a une particularité, sa jambe droite est amputée sous le genou.
Nous sommes dans l'immédiat après-guerre et le Toulouse Olympique Employés Club, sous la plume de son illustre entraîneur Alban Minville, compte ses troupes. Le club avait engagé un jeune photographe du coin pour illustrer ce livret. Ce photographe allait devenir une référence internationale, Jean Dieuzaide. C'est d'ailleurs parce que les photos sont de Dieuzaide que le livret est aujourd'hui encore conservé dans les archives de la galerie du Château d'Eau à Toulouse (Haute-Garonne). Un texte accompagne la photo.
Un grand espoir de la natation
« René Canal, grièvement blessé sur la ligne Siegfried, est amputé d'une partie de la jambe droite. Il nous est revenu avec trois citations et la médaille militaire gagnées brillamment au cours des engagements de Tunisie, d'Italie, de Corse et de France. […] C'est une grosse perte pour l'avenir, René Canal était un de nos espoirs et il aurait certainement été parmi nos meilleurs éléments. »
Notre nageur amputé s'appelle donc René Canal. Si l'on en croit le bulletin du TOEC, c'était un grand espoir de la natation. Ce fut aussi un grand combattant, membre d'une troupe d'élite des parachutistes, le 1er bataillon de choc, et présent lors du débarquement de Provence. Si l'on connaît l'histoire tragique d'Alfred Nakache, les performances historiques d'Alex Jany et Jean Boiteux, ou de Léon Marchand et Ugo Didier aujourd'hui, voici une autre figure du TOEC, qui s'est illustrée aussi hors des bassins.
Né en 1922 à Grépiac et ayant ensuite grandi à Toulouse, où il est décédé en 2009, René Canal n'a même pas ses 19 ans quand il rejoint l'armée en Algérie en 1941. Après l'arrivée des alliés en 42, il participe à la campagne de Tunisie, à la libération de la Corse, débarque à Sainte-Maxime dans le Var en 1944 avec l'Armée française de la Libération et poursuit les combats jusqu'en Allemagne.
De retour de guerre à 23 ans
Il a frôlé la mort, vécu dans plusieurs pays, mais à son retour de la guerre il n'a encore que 23 ans. Alors, amputation ou pas, cette forte tête continue à nager, à jouer au water-polo, avant d'entraîner. « C'est drôle, mais je n'ai jamais vu mon père comme un handicapé », nous confie Suzanne Canal, sa fille. « Il n'en parlait pas, ce n'était même pas une question. Dans sa tête il l'avait, sa jambe, affirme Maurice Hamidi, ancien nageur entraîné par René Canal. Il était hors du commun : une autorité naturelle, un charisme. Avec trois jambes en moins, il aurait été le même, Canal ! »
« Se plaindre, lui ?! Jamais ! » Ce cri du cœur, c'est celui de Ginette Jany-Sendral. Aujourd'hui âgée de 92 ans, elle fut huit fois championne de France, a participé trois fois aux Jeux Olympiques et a dirigé durant des décennies le TOEC. C'est la mémoire du club toulousain.
Canalou, c'était un meneur, un gros caractère. Avec sa voix de stentor, comme disait Minville, on l'entendait de loin.
Ginette Jany-Sendral
Assise dans son fauteuil en cuir, elle observe les photos transmises par la famille Canal : « C'est moi là, j'étais jeune n’est-ce pas, c'était avant-guerre. Ça, c'est René et derrière c'est Alex, mon frère. » Ils sont 5 sur la photo, enfants et adolescents mélangés, sur les marches de la piscine du parc des sports de Toulouse (devenue aujourd'hui la piscine Nakache). C'est le décor de l'enfance de Ginette dont le père était le gardien du bassin.
La piscine, un refuge
« Cette photo est prise en été et avant-guerre on ne partait pas en vacances, alors les jeunes venaient beaucoup à la piscine. René, il y passait tout son temps. » La piscine, ce fut aussi le refuge de René Canal après-guerre. En 1943 est créé le bataillon de choc de l'armée française, unité commando d'élite dont les membres sont tous volontaires. Notre nageur est l'un d'eux. En avril 1945, les troupes françaises passent le Rhin, Canal est victime de l'explosion d'une mine. « C'était le seul survivant de son groupe, il a passé la nuit en mettant sa jambe dans la neige avec les camarades morts autour de lui, explique Suzanne. Les Américains l'ont récupéré au matin. » « À son retour, il est beaucoup venu à la maison, mes parents le gardaient à manger, reprend Ginette Jany-Sendral. Mais, on ne lui a jamais posé de questions sur la guerre, comme pour Alfred. »
« Canalou » est même embauché à la piscine, comme maître-nageur. Il y rencontre Yvette, sa femme. Le mari de celle-ci est parti, l'abandonnant avec deux enfants, Annette et Gérard, âgés de 3 et 1 ans, que René élèvera comme les siens. Malgré la perte d'un bébé à la naissance, le couple voit ensuite arriver Suzanne et Françoise.
Tout ce petit monde est bien sûr inscrit aux cours de natation et assiste parfois aux matches du paternel. « Canal, il a quand même disputé un match de sélection entre les possibles et les probables de l'équipe de France de water-polo », nous informe Maurice Hamidi. « Il faisait partie des meilleurs nageurs du club, même avec sa jambe amputée, mais oui ! » Ginette Jany-Sendral semble surprise de notre étonnement. « Il n'a pas pu être international, mais il était juste en dessous. » Elle se rappelle les championnats de France, où faisant face à leurs rivaux du Racing, les nageurs du TOEC se réunissaient sous le grand plongeoir pour chanter « La Toulousaine », l'hymne occitan de la ville (celui qui a inspiré à Nougaro son refrain, « ò mon país, ò Tolosa »).
Entraîneur et chimiste à l'ONIA
Dans les années 50 cependant, René rejoint le TAC, le club de l'ONIA (Office National Industriel de l'Azote), une usine devenue tristement célèbre sous le nom d'AZF. On lui demande de créer une section water-polo, en échange il est embauché. Il finira à un poste de cadre, "c'était quelqu'un de brillant", assure Gérard Joucla, son beau-fils. « Il vivait à la cité ouvrière du quartier Papus, une maison voisine de mes parents » détaille l'ancienne députée Yvette Benayoun-Nakache, nièce d'Alfred et fille de Prosper. Canal a connu les Nakache à Constantine durant la guerre. « Il venait prendre l'apéritif à la maison et appelait mon père Popé. Mais moi, je l'ai toujours appelé M. Canal. Il était impressionnant. » Dans sa propre famille, le nouveau chimiste impressionne ; chez lui l'autorité est naturelle et très forte à la fois. Pour Suzanne, « il n'avait pas besoin d'être violent pour être écouté, on n'aurait jamais pensé lui répondre ». Gérard complète : « Je le craignais, parce que je craignais de le décevoir ». C'est à cette période que commence la vie d'éducateur, qui se poursuit dans les années 60 à l'ASEAT (la section sportive des établissements de l'aéronautique).
Un éducateur attentif
« Un petit club, mais qui avait des résultats : des champions de France cadet, junior et des nageurs retenus en sélection nationale. » Maurice Hamidi en sait quelque chose, lui-même l'a été. « En 1968, pour ma 1ère sélection, je devais faire un discours. À la fin, le colonel Crespin – l'homme chargé par De Gaulle de réorganiser le sport français – est venu me trouver : « Je vais téléphoner à René pour lui dire que tu as bien parlé. » Ils s'étaient connus durant la guerre. » L'enthousiasme de Maurice Hamidi pour évoquer son premier entraîneur témoigne de l'admiration qu'il lui voue. « Il fait partie de ces personnes auxquelles on pense quand on a des soucis : qu'est-ce que Canal ferait à ma place ? Pour moi, il a été un second père. J'avais 15 ans, je lui confiais ce que je ne pouvais pas dire à mes parents, il me poussait à faire des études, m'a emmené dans de grands restaurants quand nous allions à Paris. La vie personnelle de chacun de ses nageurs comptait pour lui. » L'ex-dossiste va jusqu'à cette confession émouvante, « je pense être devenu quelqu'un comme il voulait que je le sois ».
Pour ses enfants, René Canal insiste beaucoup sur le scolaire. Ne voulant pas que ses filles soient cantonnées au service ménager plus tard, il leur interdit la cuisine. Mais, en conséquence de son jusqu’au-boutisme, elles reconnaissent qu'adultes elles ignoraient même comment chauffer l'eau des pâtes.
Développer des prothèses de course
« On lui doit la vie agréable que nous avons, affirme Gérard Joucla. Il a commencé comme manœuvre, eh bien il nous a permis de faire du droit ou médecine et de pousser nos études. » Durant la dernière partie de sa vie, l'ex-nageur devient « Papik », le grand-père de 7 petits-enfants, recevant avec Yvette toute la tribu chaque semaine pour le repas dominical.
Entraîneur à Pamiers en Ariège, il aide également l'entreprise toulousaine Lagarrigue à développer des prothèses de course, acceptant de les tester pour donner son ressenti. « N'avoir pas pu faire la carrière dont il rêvait en natation, c'est resté pour lui une blessure », confie Suzanne. Il n'y avait hélas pas de jeux paralympiques. À la fin de sa vie, un jour que sa fille l'accompagne chez le neurologue, il confie un souvenir douloureux. « Lors de la prise de l'île d'Elbe, il avait été envoyé en éclaireur, à la nage, mais il ne nous avait jamais raconté qu'il avait dû éliminer la sentinelle au couteau. Le médecin m'a dit : « Votre père souffre d'un syndrome de stress post-traumatique qui n'a jamais été traité. »
S'il s'est confondu parfois avec la grande Histoire, le parcours de René Canal est demeuré à la fois très toulousain. De la galerie du château d'eau au TOEC, passant par AZF, nous avons suivi un type du coin, roulant les « r », parlant occitan, qui avait tâté du rugby au Stade Toulousain avant-guerre et doté d'un caractère certes « impulsif », « éruptif » ou « imposant », mais qui lui a permis de surmonter les épreuves, sans chercher plus de reconnaissance. « Il n'a jamais pris une position de héros ou de victime, conclut Maurice Hamidi. Il avait fait ses choix, mais il était en règle, en accord avec lui-même.