Où il sera question de loups bleus, d'exil en Israël, de Tarantino, de chameaux cinéphiles, de vignerons corses, de projectionnistes assassinés à coups de faucille et de marteau, d'amoureux soudanais de cinéma. Et de gens qui vomissent quand ils sont contents. Une nuit à Lama.
Justine-Julie Lefèvre, la réalisatrice de Casse-noisette, qui avait remporté en 2018 le prix du court-métrage à Lama, semble un peu perdue.Elle cherche la navette qui rejoint La Piscine, le site de projection qui se trouve à l'autre bout du village, en pleine nature.
A quelques mètres d'elle, le comédien Gray Orsatelli, la crinière disciplinée et la chemise immaculée, salue une poignée d'amis bastiais qui s'attarde au comptoir de l'Amama, le bar qui sert de point de repères aux centaines de gens qui, toute la semaine, ont envahi le village balanin.
Tous deux n'ont aucun film au programme et sont là en simple festivaliers, cette année. Pour rencontrer des gens de la profession, agrandir leur carnet d'adresses, faire du relationnel?
Peut-être, mais aussi, et surtout, pour voir des films.
Lama n'est pas un de ces festivals du cinéma où l'on érige l'entre-soi au rang d'art.
Justine-Julie Lefèvre et Gray Orsatelli veulent surtout voir Portrait de la jeune fille en feu, le long-métrage de Céline Sciamma, avec Adèle Haenel et Valéria Golino, qui ne sortira sur les écrans français qu'en septembre, et sera projeté ce soir en avant-première à la Piscine.
L'Umbria, lui, se rejoint en empruntant les ruelles pentues qui s'enfoncent au coeur du village. Sur le chemin, on aperçoit la volée de marches prise d'assaut par les gamins venus voir Loups Tendres et Loufoques au Mercatu, le site réservé aux films d'animation. Qu'ils aient 3, 6 ou 8 ans, ils arrivent armés de coussins et d'oreillers, pour s'installer confortablement devant les aventures de ces six loups qui ne font plus peur aux gamins depuis longtemps...
Autant être comme à la maison.
Quelques mètres plus loin, à l'entrée d'une toute petite place entourée par les façades aux couleurs passées, une table en plastique blanche fait office de guichet.
Au mur de l'une d'elles, une toile a été accrochée. En face, une petite cabane où le projectionniste jette un dernier coup d'oeil à l'installation.
C'est ici, à l'Umbria, que sont projetés les films d'art et essai, au sens le plus large du terme, et les candidats au prix du film court.
21H15 : PARTITION INACHEVEE
Une centaine de spectateurs, petit à petit, arrive sur la place.
Parmi eux, Marie Abennanti. Celle que l'on connaît avant tout comme comédienne de théâtre s'apprête à présenter son tout premier court-métrage, Partition Inachevée.
Dans le public, Marie-Paule Franceschetti, l'une de ses actrices, a aussi fait le déplacement.
Il reste à peine quelques chaises vides lorsque débute Partition inachevée.
Il y a presque du Raymond Carver dans la manière dont Marie Abennanti entr'ouvre, une poignée de minutes à peine, une fenêtre sur une famille insulaire, à l'occasion de l'enterrement qui incite la fille du vigneron décédé à revenir sur l'île, après dix ans d'exil volontaire.
Et à se confronter au monde qu'elle a laissé derrière elle.
Partition Inachevée - Court-métrage de Marie Abbenanti (mixage cinéma 5.1) from Monier Raphaël on Vimeo.
Comme chez le nouvelliste américain, rien n'est lourdement surligné, rien n'est totalement expliqué, Marie Abennanti ne fournit pas toutes les clefs, et suprême élégance, comme Carver, elle referme la fenêtre en nous laissant avec des questions en suspens, et avec nos propres doutes.
Un film qui mise sur l'intelligence du spectateur, ça ne se refuse pas...
Marie-Paule Franceschetti, qui joue la mère de l'héroïne, a vécu cette projection à Lama sans trac, mais avec une certaine émotion. Elle garde surtout un formidable souvenir du tournage. "C'était un film très très agréable parce qu'on était entourés de gens très généreux... Il y 'avait toute la famille de Marie qui était derrière elle, ses amis, que ce soit les jeunes, les plus vieux... La dame qui était la plus âgée, elle nous a vraiment ému le jour où elle tournait sa scène, on était presqu'en larmes. C'était vraiment quelque chose de beau à tourner, j'ai vraiment aimé çà".
22H : TALKING ABOUT THE TREES
Après un bref entracte, apparaissent sur l'écran quatre visages que l'on n'oubliera pas de sitôt.
Suleiman, Manar, Eltayeb et le dégingandé et extraordinaire Ibrahim.
Les héros très discrets du documentaire Talking About The trees.
Quatre hommes, amis depuis un demi-siècle, de cette amitié qui ose tout, et qui se passe de démonstrations.
Quatre soudanais amoureux du cinéma, qui ont quitté leur pays dans les années 60 pour étudier le septième art.
Et qui forment, depuis les années 80 et leur retour au Soudan, le Sudanese Film Group.
Un groupuscule de doux rêveurs septuagénaires qui continuent de croire que l'horizon des possibles est illimité, et qui sont prêts à tout pour y goûter.
Eux, contre le reste du monde.
Nous sommes plus intelligents, mais ils sont plus forts
Ibrahim, Talking About The Trees
Une seule chose les pousse à se lever, chaque matin. Ramener le cinéma au Soudan. Le leur, celui qu'ils ont créé, et celui du monde entier.
Dans un pays où les cinémas n'existent plus.
Et où, pour projeter Django Unchained, le film de Quentin Tarantino, il faut courir d'un bureau à l'autre, d'une administration à l'autre, d'un mutisme à l'autre, d'une vexation à l'autre.
Pour au final, n'obtenir qu'un refus.
Suleiman, Manar, Eltayeb et Ibrahim veulent redonner vie à un vieux cinéma décati à ciel ouvert où seuls les chameaux viennent encore errer entre les chaises en métal rouillé, l'air circonspect.
Et ils vont s'y employer, pendant 1h30 de notre vie, pendant des années de la leur.
Sans jamais renoncer, malgré les échecs.
Eux, contre le reste du monde
Rarement on a vu une ode au cinéma aussi brute, aussi près de l'os, aussi drôle, aussi émouvante, aussi improbable, aussi cruelle.
Suhaib Gasmelbari, qui signe le documentaire, nous raconte une quête qui peut sembler parfois futile, dans un pays où le revenu moyen brut est de 150 euros par mois.
Et pourtant, une quête vitale.
Talking About The Trees, par un de ces coups de hasard féconds que réserve le cinéma, a été produit par Agat Films & Cie, la société française qui produit Robert Guédiguian.
La productrice Marie Balducchi, au moment de présenter le documentaire, était un peu plus émue à Lama qu'ailleurs.
Je viens en voisine, je suis originaire de Moltifao, juste en face! Alors amener un nouveau film à Lama, c'est toujours un moment à part...
On dit souvent que faire un film est une aventure, mais en ce qui concerne Talking About The Trees, c'est d'autant plus vrai que les conditions de tournage ont été épiques.
Pas en raison du climat ou de la météo, de mésentente dans l'équipe, ou de problèmes techniques.
Le problème, c'était l'argent.
C'est toujours le cas quand on monte un film. Ca l'est encore plus quand on doit tourner sous le radar, et que rien n'est officiel...
Lorsque Marie Balducchi raconte la manière dont s'est passé le tournage, elle le fait avec une sorte de détachement qui donne plus de poids encore à des péripéties dignes d'un roman d'espionnage :
"Le Soudan, tout comme l'Iran, est un pays sur lequel il y a un embargo bancaire, financier. C'est un pays où on ne peut pas envoyer d'argent. Un tournage ça coûte cher, donc il fallait qu'on fasse passer de l'argent, et c'était compliqué, parce qu'il fallait tout faire passer en espèces. On a inventé des solutions, des choses aussi étonnantes que d'aller remettre de l'argent sur un quai de RER à des gens qu'on ne connaît pas mais qui nous garantissent que ça arrivera de l'autre côté, au Soudan quoi... Pour le matériel, on a eu la chance d'avoir le soutien de l'ambassade de France au Soudan, alors tout st passé par valises diplomatiques, il fallait pas que l'Etat sache que l'on faisait entrer des caméras, et les rushs sont aussi repartis avec les valises diplomatiques..."
Peu à peu, durant la séance, certaines chaises se sont vidées.
Mais qu'on ne s'y trompe pas.
Si quelques spectateurs ont peut-être eu du mal à goûter le rythme lancinant, et pourtant hypnotique, de Talking About The Trees, le film a pourtant reçu le Prix du Public du 26ème festival de Lama.
MINUIT : LA CITE DE LA PEUR
On soupçonne donc que ceux qui ont abandonné le Sudanese Film Group au beau milieu de ses déboires administratifs voulaient rejoindre au plus vite la Piscine, où la séance de Minuit proposait La Cité de la Peur.
Le film d'Alain Berbérian et des Nuls bénéficie d'un culte incontestable auprès de ceux qui l'ont découvert adolescents, lors de sa sortie sur les écrans il y a un quart de siècle.
En témoignaient les jeunes filles, un poil houblonnées certes, qui tentaient de reproduire, devant la buvette, les pas de danse de la Carioca esquissés par Alain Chabat et Gérard Darmon sur l'écran.
Les éclats de rire tonitruants et les regards complices qui venaient saluer les répliques qui, aujourd'hui, font partie de la culture populaire.
L'heure tardive, l'accumulation des séances, l'âge, qui sait, n'ont pourtant pas été tendres avec La cité de la Peur pour le journaliste dépêché sur place.
Le film, 25 ans après sa sortie, au coeur de la nuit balanine, semble se dévoiler sous son véritable jour.
Une suite de sketchs où l'on cherche en vain la moindre idée de cinéma.
Certains très réussis, d'autres un chouïa lourdingues.
L'interminable course-poursuite à pied sur la Croisette s'apparente, en 2019, à une séance sous la fraise du dentiste.
Mais pour les grincheux de notre espèce, il restera toujours Gérard Darmon.
Et puis peu importe.
Alors que, vers 2h30 du matin, on s'engage sur la route en lacets qui mène vers la Balanina, on se dit que Suleiman, Manar, Eltayeb et Ibrahim, eux, auraient tout donné pour avoir le droit de projeter un film à Khartoum.
Même La Cité de la Peur.