"A San Ghjisé, on est une enclave d'irréductibles. Et on est même autosuffisants, avec les panzarotti !"

La famille Allègre fait partie des figures incontournables de Saint-Joseph. Et chaque année, elle voit arriver les célébrations de la San Ghjisé avec la même excitation. C'est l'occasion pour elle de retrouver un peu de l'ambiance de village qui a régné si longtemps sur le quartier bastiais.

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"Jacky, il en est où ?" lance Alain Allègre, la tête penchée sur la marmite d'huile bouillante où ruissellent les panzarotti, dans le hall de la petite maison familiale, au 20 rue Saint-Joseph. Sa fille, Thiara, jette un coup d'œil à leur voisin, en pleine discussion avec les premiers passants matinaux, et répond, en riant : "il n'a même pas installé le stand !"

Il est un peu plus de 8 heures, ce dimanche, et les étals de panzarotti sont loin d'être tous en place. Mais la famille allègre est déjà sur le pied de guerre depuis 7 heures du matin, et la première des messes qui vont rythmer les célébration de la San Ghjisé

Sur un panneau, devant le stand, une inscription qui sonne comme un pléonasme : "Panzarotti nustrale". Damien, le fils d'Alain, en sourit. "C'est sûr, ça frappe les gens qui passent. Quand ils nous demandent ce qu'ils ont de différent, on leur répond toujours la même chose : "venez goûter, vous verrez bien !"

Team Pois chiche

Au-delà de la plaisanterie, on se demande s'il n'y a pas un message à y voir, à l'attention de quelques concurrents installés plus bas, à l'entrée de Saint-Joseph. Et venus d'ailleurs...

"C'est vrai qu'il y a ce débat sur la farine de pois-chiche et la farine de riz, rappelle Damien. Et à Saint-Joseph, c'est la farine de pois chiche ! La farine de riz, c'est le Fango, non ?", lance le jeune homme de 18 ans à son père, occupé à rendre sa monnaie à une dame d'une soixantaine d'années, qui n'a pas entendu pour croquer dans son premier beignet. "Le Fango, et Vescovato", assure Alain, par-dessus son épaule. 

Alain a préparé la pâte hier, pour la laisser reposer toute la nuit. Et ce n'est pas une mince affaire. Mais il n'y renoncerait pour rien au monde. "Chaque année, quand les produits sont sur la table, et qu'on commence à mélanger, c'est la même excitation à la maison ! La recette, c'est une dame du quartier, Francine Benetti Dalcoletto, qui me l'a donnée il y a une vingtaine d'années. On l'a gardée précieusement, et quand Francine est partie, on a commencé à les faire. On respecte scrupuleusement sa façon de faire. Pas question de la modifier !"

Saint-Joseph, c'est la procession, les panzarotti, et retrouver les gens qu'on aime

Damien Allègre

La file d'attente s'allonge, dans une ambiance bon enfant. Alain se rappelle très bien combien il en a vendu l'année dernière. "Mille douzaines !" répond-il, pas peu fier. Et si bien sûr, "il y a un côté commercial, surtout en ce moment...", reconnaît le quinquagénaire, ce n'est certainement pas la principale raison pour laquelle lui et les siens sont toujours fidèles au poste, année après année. 

"Vous avez fait attention à la plaque, à l'entrée de la rue, plus haut ? Y a marqué Faubourg Saint-Joseph. C'est un village ici. Avec ses traditions, son histoire. Il y a une ambiance qu'on ne retrouve nulle part ailleurs", affirme Alain, en hochant la tête avec conviction.

Damien ne dit pas autre chose : "Saint-Joseph, c'est la procession, les panzarotti, et retrouver les gens qu'on aime". "N'oublie pas la macagna !" conclut son père. 

Le calme avant la tempête

Deux jours plus tôt, en début de matinée, on passe sous l'une des deux arches végétales qui délimitent le quartier le temps des célébrations. On est encore loin de l'effervescence qui va s'emparer de Saint-Joseph durant le week-end. La rue est déserte, comme souvent, hormis deux silhouettes, au loin, qui s'agitent autour de ce qui ressemble à une de ces jeeps qu'on a vues dans les films de guerre américains. 

"Ce n'est pas une Jeep, c'est un Dodge WC51 de 1944", corrige Damien, qui tend un bidon d'huile à son père, penché au-dessus du capot. Même la semaine de la procession de San Ghjisé, les deux hommes ne renoncent pas à leur passion commune, l'association USS Corsica, fondée en 2002 par Alain Allègre et un ami. A l'époque, Damien n'était même pas né. Mais aujourd'hui, il est partie prenante de cette association, "en mémoire des anciens qui sont tombés durant les deux guerres"

Régulièrement, l'USS Corsica organise des reconstitutions militaires à Teghime, des expositions d'uniformes, de matériel et de véhicules, et la désormais Strada di a memoria avec les élèves des collèges de toute la Haute-Corse. 

Cette passion pour les deux conflits mondiaux est venue à Alain lorsqu'il était enfant, et qu'il montait à la chasse avec son père à Teghime. "Pendant que lui chassait, moi, j'arpentais les chemins, je fouillais, comme tous les enfants, et je tombais sur des constructions, au milieu du maquis. J'ai posé des questions, et mes parents, qui avaient connu la 2e guerre, m'ont expliqué que c'était des blockhaus. J'ai commencé à me documenter, à lire sur la période, et voilà..."

Village

A l'époque, Alain n'habite pas à Saint-Joseph, mais à Lupinu. C'est dans ce quartier du sud de Bastia qu'il grandit, et passe son adolescence. Et puis, au début des années 90, âgé d'une vingtaine d'années, il déménage et s'installe à Saint-Joseph. Le coup de cœur est immédiat. "C'était une autre époque, et un autre monde, vous ne pouvez pas savoir. On connaissait tout le monde, les gens s'appelaient d'une fenêtre à l'autre, d'un immeuble à l'autre. Le soir, I vechji se retrouvaient devant le portail pour discuter, pendant des heures..."

Lupinu, c'est mon quartier de cœur. Mais San Ghjisé, c'est mon quartier de greffe de cœur !

Alain Allègre

Alain passe d'une anecdote à l'autre, dans un rire presqu'enfantin. Il désigne un immeuble, proche de l'église. "C'est ici qu'on habite, avec ma famille, depuis des années. Un jour, on discutait devant la porte, quand on entend un voisin interpeller sa femme du trottoir. Elle passe la tête par la fenêtre, et lui demande ce qu'il veut. Il dit qu'il a oublié quelque chose, et il lui demande de le lui lancer par la fenêtre. Mais il ne veut pas dire quoi. De guerre lasse, alors que le ton monte, il crie "lampa mi i denti !" Et évidemment, lorsqu'elle lui envoie le dentier, il ne l'attrape pas, et il vole en morceaux en s'écrasant au sol. Je vous passe la bordée d'injures !"

Uen touche de mélancolie s'invite dans le regard du quinquagénaire, au souvenir de ces moments passés. Alors que l'on remonte la rue Saint-Joseph, il se rappelle d'un quartier vivant, qui fonctionnait comme un village. "On avait tout, ici. Il y avait une boulangerie, trois ou quatre menuiseries, le limonadier, là-bas, et en face, le Little Bar ! Le Little Bar, c'était quelque chose... Le café le moins cher de Bastia". Aujourd'hui, les échoppes ont fermé leurs portes. "Il y a bien une épicerie portugaise qui a ouvert, à un moment, mais cela n'a pas duré longtemps. De toute manière, on ne peut plus se garer, alors difficile de faire du commerce".

Irréductibles

Au fil de nos pérégrinations, Alain désigne les façades des appartements en égrenant le nom des personnes qui y habitaient à l'époque. "Je m'amusais à compter, récemment... J'en suis à plus de cent personnes qui ont disparu, mortes ou parties ailleurs, depuis mon arrivée. Alors la mentalité, l'esprit des lieux changent, on ne peut rien y faire. La mentalité d'aujourd'hui, elle n'est pas pire, elle est différente."

Pour autant, a voulu transmettre cette mentalité de l'époque à ses enfants. Et il le sait, il ne quittera jamais Saint-Joseph. Il y est toujours aussi attaché. "Même s'il y a moins de monde qu'avant, je ne m'en lasse pas. Lupinu, c'est mon quartier de cœur, j'y ai mes attaches. Mais Saint-Joseph, c'est mon quartier de greffe de cœur !"

Et puis, il y a quelque chose qui est toujours fidèle, malgré le passage des ans. C'est la procession, et ce sont les célébrations qui vont autour. Pour Alain et son fils, toute l'âme de leur quartier vibre durant ce rendez-vous incontournable de la vie bastiaise. "On a même eu une San Ghjisé révolutionnaire, il y a deux ans ! La préfecture l'avait interdite, et on l'a faite quand même ! On ne peut pas arrêter Saint Joseph. De là-haut, il nous disait s'il fallait passer à droite ou à gauche pour éviter le Covid !"

Pendant la San Ghjisé, il n'y a plus de partis politiques, plus de droite et de gauche. Mais dès qu'on quitte le quartier, ça reprend de plus belle !

Alain Allègre

On est une enclave, à Saint-Joseph, encore plus pendant la fête. On est les Astérix bastiais. Irréductibles ! Et autosuffisants, en plus, puisqu'on peut se préparer les panzarotti !". Alain referme le capot du Dodge, tend le bidon à son fils, et se dirige vers l'atelier, qui est de l'autre côté de la rue. "Pendant le week-end de San Ghjisé, il y a ce sentiment de fête, et tradition. On est tous ensemble, et tous égaux ! Il n'y a pas de partis politiques, celui de droite et celui de gauche mangent les panzarotti ensemble. Rien d'autre n'a d'importance ce jour-là". 

Alain nous adresse un clin d'œil, avant de disparaître derrière la porte de son établi : "Mais ça ne dure pas longtemps, ne vous y trompez pas. Dès qu'ils ont passé les arches qui sont aux deux extrémités de la rue, ça reprend de plus belle !"

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