Il y a 5 ans, Hidetoshi Nakahashi mourrait à Bastia, où il a passé la plus grande partie de sa vie. Celui qui a été l'un des plus grands maîtres de l'école de karaté Shito-Ryu dans le monde l'avait enseigné, durant plus de 40 ans, dans son petit dojo de l'avenue Emile Sari. Malgré le vide immense qu'il a laissé, ils sont une poignée de pratiquants à transmettre son héritage aux nouvelles générations.
Dans le petit dojo de l’avenue Emile Sari, les consignes de Jean-Paul Corrieri résonnent dans un silence respectueux. Le jeudi soir se tient le cours des gradés adultes, et autour de lui, ils sont une trentaine de karatékas, de la ceinture bleue à la ceinture noire. Certains sont âgés d’une vingtaine d’années, d’autres ont les tempes grisonnantes. Tous apportent un soin maniaque aux détails, alors que Jean-Paul effectue une nouvelle fois la démonstration de l’exercice qu’ils devront à leur tour effectuer dans les prochaines minutes.
Zenkutsu Dachi… Shuto Uke… Gyaku Zuki… Mawashi Geri… Jean-Paul Corrieri, 6e dan, scande le nom des techniques, en japonais, et les élèves acquiescent, d’un bref signe de tête.
Ensuite, Carine Baldrichi, 5e dan, qui enseigne également au Dojo de l’AMI Shito Ryu Karaté Do, va de groupe en groupe, pour corriger un geste, ou ajuster une posture qui ne serait pas parfaite.
Dans le dojo, les mots d’ordre sont humilité, rigueur, et discipline. Dans la continuité de l’enseignement du maître
Jean-Paul Corrieri
« On se connaît, pour la plupart, depuis de longues années. Entre nous, il y a une vraie amitié, on dîne parfois ensemble, on rigole beaucoup. Mais tout ça, c’est avant. Ou après. Dans le dojo, les mots d’ordre sont humilité, rigueur, et discipline. Dans la continuité de l’enseignement du maître », précise Jean-Paul à la sortie du cours, au fond de l’impasse où Hidetoshi Nakahashi, il y a maintenant 48 ans, fondait son école de karaté.
Révolution
Né à Kobe en 1944, Hidetoshi Nakahashi pose ses valises en Corse en 1976, pour quelques semaines. Il y passera toute sa vie. Il tombe amoureux de l’île, et de la jeune étudiante corse qui doit lui enseigner le français, et qui deviendra sa femme, Marie-Jo. Quelques mois après son arrivée, il crée l’AMI, l’Académie des Arts Martiaux, avec le soutien de son ami, Jean-Pierre Cordoleani.
« C’était une vraie révolution », se rappelle Jean-Paul Corrieri. « Bien sûr, il y avait des clubs, et des gens qui pratiquaient le karaté, comme maître Gamé, et qui le faisaient bien. Mais il a bouleversé la manière de voir les arts martiaux. Il a fait passer le karaté corse dans une autre dimension. En France, il y avait peu de maîtres venus du Japon. Alors en Corse… »
Très vite, Maître Nakahashi, qui ira jusqu'au 9e dan, s’impose en effet comme l’un des plus grands maîtres de l’école Shito-Ryu dans le monde. À travers l’Europe, mais également au-delà, du Guatemala à la Russie, de l’Australie au Canada, on s’arrache son expertise.
Et pourtant, il ne reste pas longtemps loin de la Corse, où il continue d’enseigner chaque semaine, aux gradés comme aux débutants, aux adultes comme aux enfants, dans le minuscule dojo de l’Avenue Emile Sari, dont il n’a jamais voulu partir.
Patience
« Quand on rentrait dans ce dojo, c’était comme un voyage », se souvient Isabelle, ceinture noire qui a côtoyé maître Nakahashi durant neuf ans.
« C’est un dojo traditionnel, on n’est plus en Corse, on est au Japon. Il a fallu s'obliger à perdre tous nos réflexes occidentaux, et à accepter de pratiquer autrement. Auprès de maître Nakahashi, j’ai appris le goût de l’effort, le goût de l’investissement, et peut-être plus important encore, j’ai appris la patience ! » sourit Isabelle. « Rien n’est immédiat, au Karaté. Tout se mérite. Il faut des années pour comprendre certaines choses ».
La pratique du karaté, de ce karaté traditionnel, a eu une influence sur ma vie, bien au-delà du dojo
Isabelle, pratiquante
Comme beaucoup d’élèves d’Hidetoshi Nakahashi, Isabelle l’affirme, « la pratique du karaté a eu une influence sur ma vie, bien au-delà du dojo. Il y a un état d’esprit qui se développe, qui t’amène à aborder le monde d’une manière un peu différente. Et tout cela, c’était Maître Nakahashi qui nous le transmettait. C’était un exemple. Alors évidemment, quand il est mort, ça a été un choc… »
Perte immense
Le 4 juillet 2019, Hidetoshi Nahashi disparaît. Le monde du Karaté porte le deuil de celui qui était l’un des héritiers les plus légitimes de la tradition Shito-Ryu. En Corse, pour les générations d’élèves qui ont foulé le parquet du dojo bastiais durant plus de quatre décennies, c’est une perte immense.
Très vite, se pose la question de savoir si l’AMI pourra survivre à la disparition de son fondateur. Mais Marie-Jo, l’épouse d’ « Hide » n’en a jamais douté. « Il fallait perpétuer la tradition, garder vivant l’esprit qui avait régné dans ce dojo depuis 1976 ».
C'était inconcevable de continuer ailleurs. c'était chez lui, ici
Marie-Jo Nakahashi
Mais cela ne s’annonce pas facile. Les propriétaires des lieux veulent vendre le local, ce qui signifierait la fin du club. « Je ne pouvais pas imaginer ça. J’ai gratté toutes mes économies, et je l’ai racheté. C’était inconcevable de continuer ailleurs. C'était chez lui, ici...».
Une fois levées les inquiétudes concertant le lieu, reste à savoir qui reprendra le flambeau, alors que l’héritage est lourd à porter…
Marie-Jo, assise, comme depuis des décennies, dans son bureau qui surplombe le dojo, regarde avec tendresse le cours pour les enfants qui a débuté, avec Carine à la baguette. Et sa voix se brise parfois, comme à chaque fois qu'elle évoque la disparition de son époux, et l'élan qui a permis de perpétuer le souvenir d'Hidetoshi Nakahashi : « Carine et Jean-Paul étaient vraiment comme ses enfants. Ils le secondaient depuis longtemps, et Hide savait que les valeurs du karaté, tel qu’il le concevait, seraient respectées. Alors évidemment, ils ont pris la suite ».
« Le fait que maître Nakahashi ait voulu qu’on reprenne les cours… » Carine hésite un instant, le regard perdu dans le vide, avant de reprendre : « il nous a témoigné sa confiance, et on ne pourra jamais l’oublier. On doit s’en montrer dignes ».
« Au fil des années, on avait bâti une relation particulière, c’est vrai. Il y avait une vraie affection entre nous, mais il y avait aussi une sorte de distance qui s’imposait naturellement. Et c'était normal. C’était notre sensei… », complète Jean-Paul, d'une voix qui témoigne encore de la déférence de ses élèves pour Hidétoshi Nakahashi.
Héritage
Cinq ans après sa mort, son esprit flotte plus que jamais dans le dojo de l'avenue Emile Sari. "Avec Jean-Paul et Carine, les élèves ont vite été rassurés. On savait qu'ils continueraient de faire vivre le Karaté du maître. Et puis on a l'impression qu'il est toujours là, grâce au grand portrait de lui qui trône dans la salle", souligne Isabelle, avant d'ajuster son karate-gi et de rejoindre le cours.
Ce karaté dont parle Isabelle, explique Jean-Paul, c'est le karaté traditionnel.
Un karaté qui reste un art martial avant d'être un sport de combat. "On fait de la compétition, mais on n'est pas focalisés sur cela. Si c'était le cas, on prendrait le risque que tout le reste, tout ce qui fait la beauté du karaté-do, sa richesse, disparaissent..."
Carine le reconnaît, il est difficile de fonctionner en Europe exactement comme au Japon. "À Okinawa, les enfants travaillent le même kata durant deux ou trois ans, afin de vraiment en maîtriser les techniques, et l'esprit. Ici, on ne pourrait pas ! On est une société où l'on veut tout, tout de suite. Alors on essaie de s'adapter, particulièrement avec les enfants, afin de garder leur intérêt éveillé. On combine le côté traditionnel et le côté ludique. Avec Jean-Paul, mais également avec Jean-Pierre et Manu, qui sont aussi très investis dans le club, on leur parle souvent de Maître Nakahashi, on leur raconte son histoire, son parcours, et l'histoire du club, afin qu'ils se sentent faire partie d'un tout."
Il est près de 20h30. Les pratiquantes et les pratiquants sont rentrés chez eux, et Jean-Paul et Carine ferment la porte du dojo. Comme ils l'ont fait un nombre incalculable de fois. Et comme ils le feront encore et encore, pendant très longtemps. Sans jamais imaginer qu'il en soit autrement.
Par fidélité à la mémoire d'un homme qui a changé leur vie.