Le 20 avril dernier, l’association Victoria, créée pour financer le parti radical de gauche, a modifié ses statuts. Objectif : pouvoir distribuer de la nourriture aux nécessiteux. Problème : en pleine campagne électorale, la manoeuvre pourrait s’avérer répréhensible.
Est-il licite de transformer une association politique en association caritative entre les deux tours d’une campagne électorale? Cette question semble mettre les autorités judiciaires et administratives de Haute-Corse très mal à l’aise, dans le contexte extrêmement tendu de l’entre-deux-tours des municipales à Bastia.
Sur le fond, l’affaire est d’une simplicité biblique.
Au centre, se trouve l’association « Victoria ».
Installée depuis sa création en 2017 dans les quartiers Sud de Bastia, où la population est particulièrement défavorisée, et où le taux d’abstention aux élections tutoie les sommets, l’association avait jusqu’à peu une mission unique et clairement définie :
Financer le parti radical de gauche en Haute-Corse, et notamment sa section bastiaise.
Le 20 avril dernier, entre les deux tours des municipales, changement de cap radical.
« Victoria » modifie ses statuts lors de son assemblée générale et se donne un nouvel objectif : venir en aide aux populations défavorisées en temps de Covid 19.
Des paniers repas aux personnes en situation précaire
Cette charitable transformation est rapidement mise en pratique : quelques jours après la modification de son objet, l’association « Victoria » s’attèle à distribuer des denrées alimentaires aux nécessiteux, en collaboration avec une autre association, « Ensemble animons les quartiers Sud ».
Sur sa page Facebook, l’association explicite la démarche :
« L’association « Victoria » ainsi que l’association « Ensemble animons les quartiers sud » ont décidé de s’engager face à l’augmentation de la précarité et l’explosion des inégalités sociales, conséquences de la grave crise sanitaire qui frappe le monde.
En effet, cette crise pandémique s’est doublé malheureusement d’une crise économique et sociale affectant les populations les plus fragiles, tant en Corse que sur le continent (…).Notre objectif est de pouvoir offrir aux personnes dans une situation sociale compliquée des paniers contenant des produits de première nécessité. ».
Pour accomplir sa mission, « Victoria » se met en ordre de marche.
Elle sollicite les donateurs, organise des points de collecte dans divers supermarchés de la région bastiaise et distribue ses paniers repas à des foyers en grande précarité.
Le nombre de bénéficiaires est affiché sur les réseaux sociaux : 70 le 12 mai, 80 personnes cinq jours plus tard, 125 le 8 juin.
Une activité qui se poursuit malgré la fin du confinement.
Numéro unique
Problème : si l’association Victoria a bien changé de vocation, elle n’a pas totalement fait table rase du passé.
Les locaux, d’une part, sont toujours les mêmes, c’est à dire ceux du Parti Radical de Gauche de Haute-Corse, sis rue Joséphine Poggi à Bastia.
Les membres du bureau de l’association, d’autre part, s’avèrent être tous des proches, voire des parents de candidats à la mairie de Bastia.
Lesquels candidats sont tous sur la même liste : Unione per Bastia, menée par l’avocat Jean Sébastien de Casalta et fruit d’une union tripartite à laquelle participe la section bastiaise du Parti radical de gauche.
Détail cocasse : le numéro de téléphone de l’association Victoria est le même que celui figurant sur les tracts de campagne de la liste Unione per Bastia.
Mélange des genres ?
Un mélange des genres qui pourrait s’avérer problématique au regard du code électoral, qui interdit formellement d’influencer le vote, de quelque manière que ce soit.
Son article L-106 précise d’ailleurs :
Dons ou libéralités (...) faits en vue d'influence le vote d'un ou plusieurs électeurs - Art L106
« Quiconque, par des dons ou libéralités en argent ou en nature, par des promesses de libéralités, de faveurs, d'emplois publics ou privés ou d'autres avantages particuliers, faits en vue d'influencer le vote d'un ou de plusieurs électeurs aura obtenu ou tenté d'obtenir leur suffrage, soit directement, soit par l'entremise d'un tiers, quiconque, par les mêmes moyens, aura déterminé ou tenté de déterminer un ou plusieurs d'entre eux à s'abstenir, sera puni de deux ans d'emprisonnement et d'une amende de 15 000 euros. Seront punis des mêmes peines ceux qui auront agréé ou sollicité les mêmes dons, libéralités ou promesses ».
La préfecture informée, le parquet « pas au courant »
La mutation des activités de l’association de financement Victoria contrevient-elle à la règlementation en vigueur?
La réponse à cette question devrait, en toute logique, être apportée par les autorités.
Las, ces dernières rechignent à se prononcer.
Contacté par France 3 Corse ViaStella, le préfet de département François Ravier a admis que ses services étaient informés d’une « situation » concernant l’association du parti radical de gauche.
Le haut fonctionnaire n’a cependant pas souhaité en dire plus, étant en période de réserve et « dans l’éventualité où une enquête judiciaire serait en cours ».
Visiblement, ce n’est pas le cas.
L’information a eu du mal à transiter de la préfecture jusqu’au palais de Justice de Bastia, où la procureure Caroline Tharot assure « ne pas connaître l’association Victoria » et n’avoir reçu aucun signalement par le biais de l’article 40, qui oblige tout fonctionnaire informé d’un délit ou d’un crime à le signaler au parquet.
« Nous n'avons rien à nous reprocher »
Si les représentants des services de l’Etat marchent sur des oeufs, c’est sans doute parce que l’affaire est délicate et tombe à un moment particulièrement malvenu : retardé par la crise sanitaire, le second tour de l’élection municipale à Bastia s’annonce très serré et se prépare dans un climat électrique entre les candidats en lice.
Contactée par France 3 Corse, l’association « Victoria » estime pour sa part n’avoir « rien à se reprocher ».
« Nous avons répondu à des gens qui étaient dans le besoin, qui avaient faim, tout simplement », déclare Ikhlas Vincensini, secrétaire de Victoria et militante du PRG.
Si le cadre juridique de l’association et les locaux du PRG ont été utilisés, « c’est parce que nous étions dans l’urgence. Nous avons peut-être commis des erreurs parce qu’il a fallu faire vite mais nous sommes très au clair avec ce que nous faisons : c’est de la solidarité, pas de la politique. Jamais nous n’avons distribué de documents de campagne avec les paniers repas», poursuit la secrétaire de l’association.
Quant au numéro de téléphone commun entre l’association caritative et la permanence de campagne, « c’est une erreur ». « Par mégarde, il y a eu une confusion entre celui de mon mari qui est membre de l’association et celui de mon fils, qui assure une permanence téléphonique pour la liste unione per Bastia », clarifie Ikhlas Vincensini.
Jean Sébastien de Casalta « Ni intervenu, ni impliqué »
Le candidat de la liste Unione per Bastia Jean- Sébastien de Casalta, qui bénéficie du soutien officiel du PRG* assure pour sa part n’être « ni intervenu ni impliqué » dans le fonctionnement de l’association « Victoria ».
« J’ai appris (son) existence il y a un mois et demi, lorsqu’elle avait déjà commencé son oeuvre caritative, explique l’avocat Bastiais. J’ignore tout des conditions dans lesquelles l’association a modifié ses statuts »
Le président du PRG "pas informé"
Même distance affichée par le président du Parti Radical de Gauche, Anthony Alessandrini, qui jure tout ignorer de la situation:
« Je ne suis pas président de cette association, je n’y ai jamais participé et je n’y participe pas, tranche l’homme politique. Vous m’apprenez que son objet social a été modifié. A ma connaissance, elle n’a jamais financé le PRG ».
Quid du partage des locaux entre l’association politique et l’association caritative?
Sur ce point, l’élu botte en touche et refuse même de donner l’adresse du PRG à Bastia.
Reste désormais à savoir si les autorités judiciaires et administratives vont se pencher sur la question et, dans l’éventualité où elles s’y décideraient, de quel oeil elles regarderont la transformation des activités de l’association Victoria : initiative altruiste ou manoeuvre électoraliste illégale?
Une chose est certaine, leur choix pourrait peser très lourd dans la course à la mairie de Bastia.
Plainte contre X déposée
Un avocat Bastiais, Me François Challey-Pompei, a déposé plainte contre X le 13 juin dernier auprès du procureur de la République de Bastia. C'est ce que révèle le quotidien Corse-Matin dans son édition du mardi 23 juin à 5 jours du 2e tour. Caroline Tharot, la procureure, contactée par France 3 Corse se refuse à tout commentaire en période de scrutin électoral, elle ne précise pas si une enquête est ouverte.
Fondateur de l'Association pour le respect du suffrage universel (ARSU), l'avocat Bastiais soupçonne des fraudes électorales par le biais de l’association Victoria.
« Je ne suis ni pour, ni contre qui que ce soit. Je combats des faits qui seraient de nature à entacher la sincérité du scrutin » confie Me Challey-Pompei à nos confrères de Corse-Matin. Avec l'ARSU par le passé il avait dénoncé des pratiques de fraudes entrainant plusieurs condamnations et une annulation de scrutin.
Reste à savoir quelle suite la justice choisira de donner à sa plainte.
* Au premier tour, le PRG avait accordé son soutien à la liste Spartimu l’Avvene de Jean-Sébastien de Casalta, en dépit du fait que les radicaux soient divisés entre la liste de l’avocat et celle de Jean Zuccarelli. Au second tour, union ayant été faite, la question ne fait plus débat et c’est la liste Unione per Bastia, toujours conduite par Jean-Sébastien de Casalta, qui jouit du soutien officiel du parti.