D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), une personne âgée sur 10 est victime de maltraitance. Des violences ou négligences qui peuvent être physiques, financières, psychologiques ou encore sexuelles. Reportage au sein d'un Ehpad médicalisé bastiais, à l'occasion de la journée mondiale de sensibilisation au sujet, ce 15 juin.
Les signes n'étaient pas physiques, ou du moins pas assez marquants pour alerter Martine. "Je venais voir ma mère aussi souvent que possible, mais avec le travail, les enfants, mes visites étaient rarement plus fréquentes qu'une fois par mois, une fois par mois et demi. Je voyais qu'elle avait perdu du poids, mais pas énormément." Atteinte d'une forme avancée d'alzheimer, la mère de Martine ne communique en parallèle "plus vraiment" avec sa famille et ses proches depuis des années. "Ce qui fait que je ne me doutais de rien, au début."
Les mois passent et Martine constate sa mère devenir de plus en plus effacée, "comme repliée sur elle-même, comme si elle voulait se faire oublier." Elle a alors 91 ans, et cette dégradation rapide de ses comportements sociaux inquiète ses enfants.
"Elle s'était accidentellement uriné dessus. Plutôt que de l'aider, l'aide-soignante lui disait des mots horribles, et ma pauvre mère avait l'air si honteuse et désemparée."
Martine en fait état au personnel de la maison de retraite médicalisée, qui "éjecte sans vraiment s'y intéresser" ses craintes, assure-t-elle. "Ils me disaient qu'elle est âgée, que c'est normal, que c'était sans doute un syndrome de glissement [état de détérioration rapide de l’état physique et psychique d’une personne âgée, qui évolue généralement vers le décès en quelques jours à quelques semaines de la personne, ndlr] et qu'ils ne pouvaient rien y faire."
Mais un après-midi où elle rend visite à sa mère, Martine surprend une aide-soignante la "terroriser". "Elle s'était accidentellement uriné dessus. Plutôt que de l'aider, l'aide-soignante lui disait des mots horribles, et ma pauvre mère avait l'air si honteuse et désemparée. Je me souviendrai toujours de son expression."
"Elle n'était pas considérée comme une personne, mais comme une contrainte supplémentaire."
Après discussion avec d'autres personnels soignants de l'établissement, Martine comprend que sa mère est fréquemment laissée seule de longues heures durant, sans personne pour l'assister à faire sa toilette et ses besoins, ni même lui faire la conversation. Et que les quelques minutes qui lui étaient accordées "n'étaient ni aimables, ni même humaines. Elle n'était pas considérée comme une personne, mais comme une contrainte supplémentaire. Dès que j'ai compris cela, je l'ai tout de suite retirée de cet endroit, et j'ai fait en sorte qu'elle emménage avec moi, pour que je m'en occupe avec l'aide d'une infirmière."
600.000 seniors victimes de maltraitance en France
Ce qu'a vécu la mère de Martine, ils sont plus de 600.000 seniors à le subir chaque année en France, soit 5% des plus de 65 ans et 15% des plus de 75 ans. Une maltraitance des personnes âgées qui recouvre de multiples formes de souffrances et de mauvais traitements, qu'ils soient physiques, psychologiques, médicamenteux, financier, ou que l'on parle encore de négligences actives (enfermement de la personne...) ou passives (absence d'aide à la toilette ou à l'alimentation...).
Un fléau dénoncé, en janvier 2022, dans le livre Les Fossoyeurs. Fruit de trois années d'investigations, le roman s'est plongé dans les pratiques abusives pour les résidents au sein du groupe privé Orpea, gestionnaire d'une chaîne d'établissements d'hébergements pour personnes dépendantes.
L'enquête avait fait grand bruit. Le scandale encore plus. Et les répercussions avaient été immédiates au sein des instituts d'accueil des personnes âgées, avec des familles plus méfiantes et une remise en question nécessaire du système de prise en charge de nos anciens.
Cette petite idée qui peut courir que les personnes âgées seraient globalement négligées dans les structures d'accueil, les personnels de la maison de retraite associative "La Sainte Famille", à Bastia, la rejette catégoriquement.
Ce 15 juin, journée mondiale de lutte contre la maltraitance des personnes âgées, cet Ehpad a proposé une après-midi "détente" en musique à ses 30 résidents, avec la venue d'un chanteur, et surtout, de leurs proches qui ont pu faire le déplacement. Un moment de convivialité précieux, qui permet de rythmer le quotidien.
"Ici, je me sens comme chez moi"
"Ici on est très bien, s'exclame François Bubnic, 78 ans. Du jardinier au cuisinier aux aides-soignants, tout le monde est super. On est aux petits oignons". Arrivé à la Sainte Famille l'année dernière, il souligne un travail "formidable" de l'équipe accompagnante, et des conditions de vie "aussi idéales qu'elles puissent l'être" : "Je m'y sens comme chez moi."
Assise à quelques mètres de là, Maguy Marfisi acquiesce. Elle est venue rendre visite à sa sœur, Jeanine, 83 ans. "Ils sont formidables, et toujours très gentils".
Ce sont les enfants de Jeanine qui ont fait le choix, il y a maintenant quatre ans, de l'interner au sein de la Sainte Famille. Maguy Marfisi raconte avec émotion cette période. "Elle a commencé à ne plus se souvenir des mots, elle oubliait énormément de choses, et elle sortait seule la nuit, en essayant d'aller à la banque par exemple. Et puis une nuit, la police m'a appelée à 1h du matin pour me dire qu'ils l'avaient récupérée dehors toute seule. La personne qui s'occupait d'elle ne le faisait pas correctement, alors mes neveux ont pris cette décision."
"Nous sommes nombreux parmi leurs proches à leur rendre visite souvent, et à en profiter pour discuter et s'occuper aussi des autres résidents."
Très fusionnelle avec sa sœur, - "dès qu'elle se réveille, dès qu'elle ouvre les yeux, elle me demande" -, Maguy Marfisi se dit "très rassurée" de voir Jeanine prise en charge dans cette maison de retraite. "C'est très familial, aussi, on sait qu'ils sont bien traités. Moi, je viens la voir deux à trois fois par semaine. Et nous sommes nombreux parmi leurs proches à leur rendre visite souvent, et à en profiter pour discuter et s'occuper aussi des autres résidents."
Certains poursuivent même leurs visites même après le départ de leur proche. Comme cette dame, dont la mère, internée à la Sainte Famille depuis des années, est décédée en décembre de l'année dernière, mais qui continue à venir saluer les résidents. "C'est une structure vraiment accueillante, et ils leur font tellement de bien. On est obligés de revenir pour continuer à les soutenir", sourit-elle.
Un métier "passion"
Occupée à rafraîchir les résidents, en distribuant tour à tour verre d'eau et brumisateur, Valérie, aide-soignante, se félicite de tous ces compliments. "Ça nous fait beaucoup de bien d'entendre ça. Parce qu'on fait ce métier par passion, pas pour le salaire, et savoir que ce qu'on fait, ce n'est pas pour rien, ça nous touche énormément."
À leur arrivée, indique l'aide-soignante, "les familles sont souvent pleines d'appréhension. Mais elles comprennent vite que tout va bien, et qu'on s'occupe à notre maximum d'eux."
Au total, ce sont 28 personnels qui évoluent dans la structure, hors intervenants de passage, kinésithérapeute et ergothérapeute notamment. Soit près d'un personnel par résident, quand le ratio national se situe autour de 0,6 soignant par résident.
"Nous sommes une structure associative à taille humaine, souligne Graziella Carpina, la directrice. Au maximum, nous avons la capacité pour accueillir 37 lits. C'est correct, et cela nous permet de vraiment passer du temps avec les personnes âgées, et que le personnel se sente bien aussi. Nous avons tous à cœur de faire en sorte que l'ensemble de nos résidents se sentent bien, et encore mieux, comme chez eux."
Une large population de personnes âgées
Avec 94.000 personnes âgées de 60 ans ou plus, soit 29% de la population totale, la Corse est l'une des régions les plus âgées de la métropole française (25% de moyenne pour la France métropolitaine, chiffres Insee 2019). À l’horizon 2030, si les tendances se maintiennent, elles seraient 128.000 à habiter la région, soit 38% de plus, dont 21.000 personnes dépendantes.
Développer les structures et moyens d'accompagnement pour les seniors est donc primordial. "Je pense que si on se donne les moyens, et qu'on permet aux structures comme la nôtre de continuer à exister et même évoluer, il n'y aura pas d'inquiétudes à avoir", estime Graziella Carpina.
"On veut les voir heureux. Une journée sans rire, pour nous, c'est une journée perdue."
L'Ehpad de la Sainte Famille a d'ailleurs un projet, qui pourrait prochainement voir le jour : "On voudrait agrandir la structure, en ouvrant de nouveaux locaux pas très loin de l'hôpital de Bastia, où on garderait toujours cet esprit familial. On pense pouvoir y accueillir 19 personnes, ce qui ferait 56 places en tout."
En l'attente, le personnel se concentre sur le bien-être des personnes déjà prises en charge au sein de l'établissement. "Chaque journée compte, assure Valérie, aide-soignante. On veut les voir heureux. Une journée sans rire, pour nous, c'est une journée perdue. Alors on se bat pour les faire rire, aux repas, au moment de la toilette, tout le temps."
"Beaucoup d'entre eux ont des difficultés à parler, reprend-elle. Mais quand on les voit sourire, pour nous, c'est gagné." Et ce jeudi après-midi, ils sont nombreux à sourire, sur la terrasse ensoleillée de l'Ehpad de la Sainte Famille. Une victoire collective, pour le personnel et pour les proches des résidents.