J’ai filmé le "diable" de l’étang de Biguglia. Il est bleu, sa carapace est ornée de cornes, il a des pinces redoutables dont la force lui permet de déchirer sans difficultés des verveux, ces filets traditionnels posés par les pêcheurs d’anguilles. C’est à l’occasion d’un tournage sur le "calinectes sapidus", que j’ai mesuré l’effroi des pêcheurs. Cette nouvelle espèce exotique invasive remet en question leur activité. Eux qui ne tremblent ni devant les éléments, ni la rudesse du quotidien, s’avouent désemparés face à un ennemi tapi sournoisement au fond de l’étang.
Le crabe bleu est bien connu de l’autre côté de la Méditerranée. En Tunisie, les pêcheurs l’ont surnommé le crabe "Daech" car c’est un super prédateur qui saccage les filets et affaiblit la biodiversité. Toutefois, la stratégie face à l’envahisseur est différente en Corse et en Tunisie. S’il est pêché et exploité à Gabès, il ne l’est pas à Biguglia. Pas encore, la décision sera politique. Car avant de décider si le crabe bleu sera une espèce exploitée, il faudra apprendre à le connaître et équiper les pêcheurs en conséquence.
D'où vient le crabe bleu ?
Comment est-il arrivé là ? La faute au réchauffement climatique ? Pas seulement. Le crabe bleu est venu d’Amérique du Nord, probablement importé en Méditerranée pendant la Seconde Guerre mondiale dans les ballasts des navires américains, il s’est insidieusement développé, jusqu’à coloniser les étangs de Corse. A Biguglia, sa présence est relevée pour la première fois dans les années 90. A ce moment-là, ni la communauté scientifique, ni les professionnels de la pêche ne mesurent la menace. Le crabe se multiplie sans faire de bruit, ses apparitions sont discrètes. En témoigne cette coupure de presse qui date de 2003, et cet encart publié dans la rubrique insolite. Pour l’anecdote, la carapace de ce crabe bleu orne toujours la devanture de la boutique de matériel de pêche sur le vieux port de Bastia, comme un trophée dans un cabinet de curiosité.
Aujourd’hui, il est implanté dans nos étangs, et il s’impose dans les filets. Piégé dans les verveux, il découpe les mailles sans peine, afin de se libérer, en dévorant les prises au passage.
Le crabe bleu, super prédateur !
Ce terminator des mers est cannibale, il peut parcourir 15 km par jour en période de migration, et les femelles peuvent pondre 2 millions d’œufs en une seule fois, sachant qu’il peut y avoir deux ou trois pontes par an. Sa croissance très rapide, il supporte des écarts de température très importants, de 0° à 37°, mais sa température optimale est de 24°, des tests ont été menés, même congelé, il ne meurt pas ! En dessous de 15 degrés, il ne se nourrit pas, et en dessous de 10 degrés il s’enfouit pour entrer en léthargie. Il semble indestructible. Mais la communauté scientifique insulaire s’est désormais emparée de la problématique. En collaboration avec les professionnels de la pêche, des prélèvements "coup de poing" seront organisés pour tenter de limiter les populations, en période de pontes, afin d’éliminer les femelles grainées.
En attendant le manque à gagner est énorme, ce crabe menace autant les espèces indigènes que l’activité elle-même. Comme la plupart des espèces exotiques invasives, il se peut que la population de crabes bleus s’effondre spontanément d’ici 40 ans. Mais en attendant, que faire ? Le consommer ? Faut-il encore qu’il y ait une demande. Le crabe est encore méconnu des consommateurs. Manger du crabe bleu comme un geste citoyen ou pérenniser son exploitation ? Le crabe bleu en Méditerranée s’impose comme le cas d’école de la pêche du 21ème siècle.
📺📲💻 Prochainemment sur ViaStella dans un nouveau magazine consacré à la mer, les témoignages de Jean-Louis Guaitelli, pêcheur à l’étang de Biguglia, du chef cuisinier Jean-Michel Querci et les explications des scientifiques Dr. Marie Garrido, chargée de projets Corse Pôle-relais lagunes méditerranéennes et Guillaume Marchessaux écologue et biologiste à l’université de Palerme.