Depuis la mi-mars, et l'instauration du confinement dans le pays, l'une de nos journalistes raconte ses journées. Ce mardi, elle évoque un souvenir dans tous les esprits, celui du drame de Furiani.
►Retrouvez le chapitre 47 : La patience a ses limites
Chapitre 48 : In Memoria
''Ma fille, retourne-toi et regarde comme c'est beau cette marée de drapeaux bleus et blancs ! ''
Oui, c'était magnifique, j'en avais les frissons. Une vingtaine de minutes après ces paroles de mon père, je me retourne à nouveau en ressentant sous mes jambes un souffle très fort, un bruit de ferraille indescriptible. Je vois les gens tomber.
Et cette image d'une jeune femme tombant en arrière, les bras levés vers moi, est invraisemblable. Aujourd'hui encore je n’ai pas les mots pour décrire cette image qui m’a traumatisée à vie. Je me souviens avoir entendu crier des supporters s'adressant aux joueurs sur le terrain :
S'il vous plaît, ouvrez les grilles!'', "faites descendre sur le terrain les femmes et les enfants!
J'ai encore cette image dans mes yeux, des joueurs qui faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour ouvrir ces grilles, qui séparaient le terrain de cette tribune maudite, le plus vite possible. Au bout d 'un certain temps, qui m'a paru une éternité, Pierrot Bianconi m'a prise aux bras pour me faire descendre sur le terrain. "Attends-nous dans le rond central !" m'ont crié mon père et mon oncle. Ma mère, mon grand-père et des amis restés à la maison, ont attendu plus de 5 heures pour voir de leurs propres yeux que nous étions encore vivants. Je n’ai pas réussi à prononcer un seul mot pendant 48h. J’avais 13 ans. »
Ce témoignage signé d’une Letizia que je ne connais pas, je l’ai partagé sur mon mur Facebook il y a cinq ans et il est revenu dans mes « souvenir » ce matin, avec sa longue litanie de noms (« à Angelini Antoine, Brunel Guy, Campana Marie-Pierre , Casta André, Drillaud Alexandra, Dumas Jean-Baptiste, Ottaviani Marie-Laure , Geronimi Antoine, Giampietri Thierry, Guidicelli Pierre-Jean, Giannoni Dominique, Grimaldi Santa, Lalliat Cédric, Marsicano Lucien, Mattei Christian, Mottier Michel, Rao Patrick, Vivarelli Michel. Un ci scurderemu mai. #PasDeMatchLe5Mai »). Il n’y aura pas de match ce 5 mai 2020, mais pour d’autres raisons qu’une cause entendue après de longues années.
La date restée dans les têtes (et le corps)…
Tous ceux qui sont en âge se souviennent de ce qu’ils faisaient et où ils se trouvaient ce soir tragique de 1992. A l’époque, j’étais étudiante sur Lyon. J’habitais dans une résidence du sixième arrondissement qui disposait d’une salle télé commune. Nous aurions pu regarder la rencontre dans mon studio, mais, avec mes copains, nous avions décidé de nous réunir dans la pièce du rez-de-chaussée, plus spacieuse et propice à l’effervescence.
Je me trouvais être la seule corse du groupe mais j’étais néanmoins parvenue à rallier l’ensemble de mes voisins étudiants à la cause du Sporting. J’avais eu mes parents quelques jours plus tôt au téléphone (on ne s’appelait guère que deux fois par semaine à cette époque, le téléphone portable n’existait pas et les communications entre la Corse et le continent étaient relativement onéreuses). J’avais appris, à l’occasion de ce coup de fil, que mon père et mon frère devaient se rendre au match.
J’étais donc potentiellement prête à les apercevoir dans la foule des supporters, lors du direct. J’en nourrissais l’espoir en tout cas ! J’étais d’ailleurs descendue un peu en avance dans la salle télé-commune pour disposer les chaises et allumer la télé afin que tout soit « ready » à l’heure dite. Sans doute que je trépignais d’impatience !
Pourtant, très vite, au début de la diffusion, on a senti que quelque chose ne tournait pas rond. J’en garde pourtant un souvenir voilé, sans doute légèrement effacé par la suite des événements.
Car ce sentiment diffus que quelque chose de grave était en train de se jouer dès les premières images diffusées m’a instinctivement poussée à me ruer sur le point phone attenant à la salle télé. Je crois d’ailleurs que j’avais envisagé la situation – sans la deviner vraiment - plus vite que les autres jeunes présents autour de moi, sans doute plus distraits. Des « autres » qui m’ont regardée sortir sans comprendre vraiment ma précipitation.
J’aurais pu chercher à remonter jusqu’à mon appartement perdant ainsi un temps précieux, mais non. Je bénis le ciel d’avoir eu ce reflexe, aujourd’hui encore. De m’être arrêtée au point phone. La communication aboutissait du premier coup et je ne vous explique pas le soulagement lorsque ma mère m’a informée que mon père et mon frère se trouvaient, comme moi, devant la télé.
Ils n’avaient finalement pas fait le déplacement sur la Haute-Corse suite à un impératif professionnel de mon paternel. J’échangeai quelques mots avec eux sans savoir à ce moment précis ce qui se jouait vraiment. Quelques minutes plus tard, et durant plusieurs jours derrière, toutes les lignes vers la Corse resteront coupées, sans possibilité de joindre qui que ce soit. Terrible, quand, une fois la catastrophe de Furiani annoncée, aucune nouvelle ne me parvenait concernant les amis ou connaissances qui se trouvaient sur place. J’étais rassurée concernant ma famille, mais les autres ?
Je me souviens de la Une du journal l’Equipe à la suite de ce jour maudit. J’achetai, religieuse, le quotidien chaque matin jusque-là. J’ai arrêté de le faire après ça. La longue litanie des personnes que je connaissais et qui étaient tombées à Furiani n’a cessé de s’allonger les semaines suivantes. Je tremblais presque à chaque coup de fil, de peur d’apprendre une mauvaise nouvelle. Je sais à quel point ceux qui ont vécu la catastrophe son marqués, si ce n’est dans leur chair, assurément dans leur sang. Dans leurs têtes de survivants. Ce 5 mai 1992 à Furiani est le drame de toute une île. Une île qui en porte encore les stigmates.
Il n’y aura plus de match le 5 mai. La décision a été voté en février, presque 28 ans après. Il n’y aurait pas eu de match ce 5 mai quoi qu’il en soit. J’en ai vécu, plus tard, des matchs à Furiani. Des moments de télévision pour l’essentiel, un micro à la main. Pourtant – et même si je suis une ajaccienne - mon histoire avec le SCB a commencé il y a très long.
A une époque où le sigle contenait encore un E. Parce que, sachez-le, petite, le doudou que je tordais pour sucer mon pouce, un doudou que j’ai traîné jusqu’à ma vie d’adulte, n’était autre qu’un short du Sporting.