En 2023, 1.290 insulaires ont eu recours à une interruption volontaire de grossesse. L'île demeure au fil des ans l'un des territoires de France métropolitaine où le nombre d'avortements est le plus important. Un phénomène complexe à appréhender pour les professionnels de santé, qui soulignent notamment une baisse de l'utilisation des méthodes contraceptives.
"Je me souviens avoir fixé les deux barres sur le bâtonnet en me demandant comment ça pouvait m'arriver." Laetitia* avait 26 ans. Récemment séparée de son petit-ami, en emploi précaire, et entre deux déménagements, cette Bastiaise découvre sa grossesse. Un choc, et immédiatement, une lourde décision à prendre.
"Le choix ne m'a jamais paru évident. Une partie de moi avait envie de le garder. Mais ce n'était pas le bon moment. Je n'aurais pas pu l'élever dans de bonnes conditions. Alors j'ai pris ce qui me semblait être la meilleure décision." Une semaine après son test sur bandelette, et trois jours après la confirmation d'un résultat positif par prélèvement sanguin, la jeune femme se rend ainsi chez sa sage-femme pour procéder à une interruption volontaire de grossesse (IVG) par voie médicamenteuse.
En Corse, un taux de recours à l'IVG parmi les plus haut de France métropolitaine
Comme Laetitia, chaque année, plus de 200.000 femmes ont recours à un avortement en France. En 2023, selon les chiffres publiés par la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees), elles étaient 243.623. C'est 8.600 IVG - ou 3,7 % - de plus qu'en 2022.
De toutes les régions de France métropolitaine - et c'est le cas depuis de nombreuses années -, la Corse enregistre, rapporté à sa population, l'un des taux les plus élevés : 1.290 femmes résidant sur l'île ont procédé à une interruption volontaire de grossesse au cours de l'année passée (en Corse ou ailleurs en France).
Ce qui représente 18,1 IVG pour 1000 femmes de 15 à 49 ans, plaçant l'île en troisième position du classement, derrière la Provence-Alpes-Côte-d'Azur (23,3 pour 1000) et l'Ile-de-France (18,8 pour 1000), et deux points au dessus de la moyenne de France métropolitaine (16,3 pour 1000 habitants).
En Corse aussi, le nombre d'IVG est en hausse par rapport à 2022 : 1.203 résidentes insulaires y ont eu recours (+ 87). En 2021, elles étaient 1.166.
Délais courts et offre médicale développée
Comment expliquer ces taux élevés, années après années ? En matière d'interruption volontaire de grossesse, la Corse dispose d'un avantage, indiquent plusieurs professionnels de santé, à savoir des délais particulièrement courts comparés aux autres régions. "Ici, en une semaine, ça peut-être réalisé, quand dans la majorité des autres régions, les délais sont plus proches de trois à quatre semaines", indique Stéphanie Brun, sage-femme coordinatrice du réseau insulaire des naissances (Rimana) à la Collectivité de Corse.
La raison de cette différence ? Le nombre important de praticiens, sage-femmes, centres ou structures à disposition des patientes, rendant plus aisé qu'ailleurs l'obtention d'un rendez-vous. Une vastité de l'offre qui encourage même des femmes résidant sur le continent à faire le trajet jusqu'en Corse pour y avoir accès, explique encore Stéphanie Brun.
En saison estivale, un "pic IVG" est d'ailleurs souvent enregistré en Corse, font remarquer Laetitia Costa et Clothilde Bonifacy, infirmières au centre de santé sexuelle d'Ajaccio, avec des démarches effectuées par des touristes ou des saisonnières.
Des données certes instructives... Mais qui ne peuvent justifier les hauts taux d'interruptions volontaires de grossesses enregistrées par la Dress pour les insulaires. Car pour rappel, l'institut comptabilise les IVG non pas en fonction de l'endroit où ils ont été réalisés, mais du lieu de résidence associé au numéro de sécurité sociale de la patiente. Concrètement, une Parisienne qui avorte à Ajaccio est recensée dans les chiffres d'Ile-de-France, et non ceux de la Corse. Et inversement pour une Ajaccienne qui a recours à une IVG à Paris.
Des femmes souvent sans contraception
Pourquoi, alors, les Corses ont-elles un taux d'avortement plus élevé qu'ailleurs ? Le phénomène demeure complexe à cerner pour les professionnels de santé. Sans s'avancer sur une particularité insulaire, infirmières, responsables de centres de santé sexuelle, sage-femmes et gynécologues interrogés partagent une même observation : de nombreuses femmes ayant recours à l'IVG ne sont pas sous contraception.
Sage-femme à Furiani, Mandy Frayssinet peut en témoigner : dans son cabinet, cela représente les trois quarts des cas. "Et on parle de femmes de toutes les tranches d'âge, et de toutes classes sociales confondues."
La plupart de ces femmes avaient déjà utilisé une contraception par le passé, poursuit la sage-femme, mais ont choisi de l'abandonner. "Soit parce qu'elle était mal tolérée, soit parce qu'elles réfléchissaient à une autre méthode contraceptive". Le contraceptif de plus en plus délaissé ? La pilule, que beaucoup hésitent désormais à se faire prescrire.
La "diabolisation" de la pilule contraceptive journalière
Ce constat, nombreux sont les professionnels de santé à le dresser. En cause, le débat qui dure depuis plus d'une décennie autour des risques - réels ou supposés - que le contraceptif oral pourrait présenter pour la santé.
"De nombreuses femmes, en particulier les plus jeunes, nous disent qu'elles ne veulent pas prendre d'hormones, en s'appuyant parfois sur des informations erronées ou incomplètes qui circulent concernant les dangers potentiels du contraceptif oral", assure Laetitia Costa, infirmière au centre de santé sexuelle d'Ajaccio.
Certaines femmes préfèrent prendre la pilule d'urgence plusieurs fois dans l'année, si ce n'est plus régulièrement, plutôt que la pilule tous les jours.
Une situation que cette dernière regrette... D'autant plus que la "diabolisation" de la pilule quotidienne ne s'étend pas toujours à la pilule d'urgence - communément appelée "pilule du lendemain"-. "Certaines femmes préfèrent prendre la pilule d'urgence plusieurs fois dans l'année, si ce n'est plus régulièrement, plutôt que la pilule tous les jours."
Une mauvaise idée pour celles qui font la chasse aux hormones, prévient l'infirmière : "La pilule d'urgence est un concentré surdosé en hormones, bien plus que celle journalière. Elle ne doit en aucun cas être utilisée comme une alternative régulière aux moyens de contraception traditionnels !"
Méconnaissance, mésinformation ou mésusage
Cette méconnaissance ne se limite pas à l'usage de la pilule du lendemain. Un nombre important de patientes sans contraception se fient, par exemple, à des applications censées déterminer leur période d'ovulation, raconte Mandy Frayssinet, sage-femme à Furiani.
Celles-ci permettent, en théorie, de prévenir une grossesse en suivant son cycle menstruel... Un système néanmoins loin d'être infaillible. "Ces outils sont tout simplement des calculs de risque sur un algorithme déterminé par une moyenne standard, et en rien une prédiction personnalisée", avertit la sage-femme. Résultat, "cela induit les utilisatrices en erreur, et elles se retrouvent étonnées d'être enceintes alors que l'application leur indiquait qu'elles n'ovulaient pas sur la période".
D'autres femmes se tournent vers des méthodes dites "naturelles" qui comportement également leurs risques. Anne-Marie*, par exemple, est tombée enceinte à l'âge de 18 ans en pratiquant avec son conjoint la méthode du "retrait", ou du "coït interrompu", où le partenaire se retire avant l'éjaculation. "C'était la meilleure alternative pour nous, sachant que je ne voulais pas la pilule et que nous n'aimions pas la sensation des préservatifs". Une technique qui ne fonctionne malheureusement pas à tous les coups.
Reste enfin le cas des mauvais usages des contraceptifs. Car, comme le rappelle Patrica Colli, cheffe de bureau des centres de santé sexuelle pour la région Sartène-Propriano-Porto-Vecchio, "toutes les IVG ne surviennent pas en l'absence de contraception". Il y a le préservatif mal mis, qui glisse ou qui craque. Et puis, il y a celles qui prennent la pilule, "mais qui la prennent mal, ce qui en diminue l'efficacité."
On parle ici de celles qui oublient parfois de prendre leur comprimé, ou qui ne le prennent pas à heure fixe, sans réaliser que cela amenuise l'efficacité du contraceptif oral. "Parce qu'elles prennent la pilule, elles pensent être protégées en permanence. C'est ainsi qu'on arrive à des grossesses non désirées, simplement par manque d'information."
Dans les onze centres de santé sexuelle de Corse, un suivi particulier est assuré pour toutes les femmes souhaitant recourir à une IVG. Ceci afin de garantir le passage des bonnes informations.
"Nous organisons systématiquement des temps d'écoute et d'information avant toute procédure. Cela permet de faire le point sur les connaissances des patientes, de combler les lacunes et les aider à prendre conscience de la situation", détaille Patrica Colli. "Un entretien avec un gynécologue est également prévu. Et souvent, celles qui n'en avaient pas repartent avec une contraception."
Un passage obligatoire, et essentiel selon elle, mais qui n'est pas toujours bien compris. "Certaines femmes viennent en pensant qu'elles pourront simplement prendre un cachet et repartir, sans comprendre l'importance de notre démarche. Certaines sont mécontentes et choisissent d'aller ailleurs. Mais pour nous, il est crucial de le sensibiliser pleinement."
Vers une "banalisation" de l'IVG ?
Car complémentairement, ou parallèlement, à de mauvaises informations et aux pratiques erronées, plusieurs membres du personnel médical et d'accompagnement des centres de santé sexuelle de Corse craignent aujourd'hui de voir l'IVG se "banaliser".
"Nous avons des filles qui viennent à voir l'IVG presque comme un moyen de contraception ordinaire, confie une infirmière. Certaines d'entre elles en sont déjà à leur troisième ou quatrième interruption volontaire de grossesse, sans changer de mentalité. Elles se disent que, comme c'est rapide, et que c'est facile de prendre un rendez-vous, c'est plus facile que de se protéger au quotidien."
Nous avons des filles qui viennent à voir l'IVG presque comme un moyen de contraception ordinaire.
Interrogée sur ce point, Stéphanie Brun, sage-femme coordinatrice du Rimana, ne partage pas cette vision. Pour elle, l'avortement n'est jamais synonyme de légèreté. "L'interruption volontaire de grossesse est toujours un drame, insiste-t-elle. C'est dur pour toutes les femmes, quel que soit leur âge. Mon rôle est de les accompagner. Je ne leur demande jamais pourquoi elles font ce choix. Mais elles ne le font jamais de gaïeté de coeur."
Laetitia se souvient d'un immense vide, au sortir du cabinet de sa sage-femme, et de journées entières à pleurer après la prise des médicaments. D'intenses maux de ventres qui l'ont accompagnée toute la semaine qui a suivi, aussi. Anne-Marie, quant à elle, se dit encore "traumatisée", des années après son IVG chirurgicale réalisée dans l'urgence, la jeune femme étant à la limite du délai maximum de 14 semaines.
Une situation dont l'une et l'autre ne retiennent qu'un seul point positif : celui d'avoir pu librement disposer de leur corps. Un droit qui, elles le savent, est encore bien trop fragile, et n'est pas acquis dans tous les pays.
** les prénoms ont été modifiés