Une réforme de la police judiciaire est prévue en 2023. Un projet qui suscite de nombreuses inquiétudes dans les sphères judiciaire et policière. Ce lundi 17 octobre, des rassemblements d'enquêteurs de la police judiciaires et de magistrats du parquet étaient notamment organisés à Bastia et Ajaccio.
Craintes. Depuis quelques mois, les enquêteurs de la police judiciaire et les magistrats du parquet de l'ensemble du pays s'inquiètent du projet de réforme gouvernementale de la police judiciaire porté par Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur.
Prévu pour 2023 et déjà expérimenté dans huit départements, ce projet entend placer sous l'autorité d'un nouveau responsable unique, le Directeur départemental de la police nationale, dépendant du préfet, les services de renseignement, de sécurité publique, de police aux frontières et de police judiciaire.
Actuellement, chaque service rend des comptes à sa hiérarchie. Les enquêteurs de police judiciaire sont ainsi sous l'autorité du Directeur central de la police judiciaire. Dans son projet, le gouvernement prévoit de les intégrer à une filière investigation, aux côtés des enquêteurs de sécurité publique, en charge de la délinquance du quotidien. L'objectif est de désengorger les services d'investigation des commissariats et de simplifier un fonctionnement de la police nationale en "tuyaux d'orgue".
"Étanchéité"
Même si "cette réforme n'est pas stabilisée", le procureur de la République d'Ajaccio, membre du conseil d'administration de la conférence nationale des procureurs de la République (CNPR), Nicolas Septe, évoque tout de même des "inquiétudes". "Nous estimons qu'il y a des lignes rouges à ne pas franchir. Le fait que c'est le procureur de la République ou le juge d'instruction qui désigne le service d'enquête et qui a la liberté de pouvoir désigner ce service d'enquête. Et ces services d'enquête ne rendent compte qu'au procureur de la République et au juge d'instruction", détaille-t-il.
Nicolas Septe plaide ainsi pour que "l'étanchéité" entre "une police administrative qui s'occupe de la prévention qui est sous la responsabilité de l'autorité administrative, du préfet" et "la police judiciaire, sous la responsabilité du procureur de la République" soit préservée. Il continue : "ce que nous voulons c'est des services de police judiciaire locaux qui soient bien dotés, avec des enquêteurs formés pour gérer la délinquance du quotidien. Mais aussi des services de police judiciaire comme nous les avons aujourd'hui à la direction régionale police judiciaire, à Ajaccio, qui mène des enquêtes au long court sous l'autorité des juges d'instruction mais aussi du parquet en matière de trafic de stupéfiants, de blanchiment, d'atteinte à la probité et toutes ces infractions qui nécessitent une implication de services d'enquête qui ne sont pas noyés dans les infractions du quotidien."
"Indépendance des investigations et protection des libertés individuelles"
Dans un communiqué publié ce lundi 17 octobre, la CNPR se dit "très attentive" à cette réforme. Selon elle, "la dissolution des effectifs des directions territoriales de la police judiciaire (DTPJ) au sein d'une éventuelle future direction départementale de la police nationale ne peut être une réponse adaptée à la nécessité de traiter la masse des procédures en attente dans les commissariats, alors même que les DTPJ, en charge des affaires les plus graves et les plus complexes, ou les plus politiquement sensibles sont elles-mêmes en grande difficulté pour diligenter l'ensemble des procédures qui leur sont confiées."
La CNPR soutient que "toute réforme portant sur les missions de la police judiciaire dans un État de droit démocratique doit tenir compte des impératifs d'efficacité, d'indépendance des investigations et de protection des libertés individuelles, lesquelles supposent : le respect de la séparation des pouvoirs entre l'autorité judiciaire et l'autorité administrative ; la préservation du secret des investigations, y compris à l'égard de de l'autorité administrative ; le libre choix du service d'enquête pour les magistrats du parquet ou les juges d'instruction ; le maintien et renfort de services d'enquêtes spécialisés inter-régionaux pour lutter contre la criminalité organisée et les atteintes à la probité ; le renforcement très substantiel des moyens humains, de la formation et de l'encadrement des effectifs de la police nationale consacrés aux investigations judiciaires en matières de petite et moyenne délinquance."
Mobilisations à Bastia et Ajaccio
Les procureurs de la République ne sont pas les seuls à manifester leur inquiétude. Depuis le début du mois d'octobre, des enquêteurs de la police judiciaire ont organisé plusieurs mobilisations. Ce lundi 17 octobre, des rassemblements ont été organisés devant les tribunaux de Bastia et d'Ajaccio. Ces derniers ont également rassemblés des magistrats du parquet.
Des magistrats présents par "solidarité", mais pas seulement. "À partir du moment où les effectifs peuvent être distraits à d'autres tâches, ça peut nuire à l'efficacité pour les affaires qui sont en portefeuilles dans les services de police judiciaire. En même temps, nous avons la crainte de la loi de la statistique, la tentation de l'autorité administrative est d'avoir des chiffres de bonne qualité et donc d'essayer de jouer sur la voie publique alors que l'efficacité de la police judiciaire se traduit peu en termes de statistiques mais en termes de traduire les plus grands délinquants devant la justice", estime Jean Leandri, délégué régional de l'Union syndicale des magistrats.
Et ce service est d'autant plus important en Corse selon le magistrat. "Il est évident que la police judiciaire est l'organe principal de la lutte contre le développement de la mafia. Et toute réforme qui aurait tendance à l'affaiblir, à limiter ses moyens est quelque que nous voyons comme catastrophique. Il faudrait même renforcer les effectifs de la police judiciaire pour qu'elle soit encore plus sur le pont et qu'elle fasse un travail en amont, un travail permanent pour essayer d'éradiquer cette criminalité très inquiétante aujourd'hui", soutient-il.
Éviction du patron de la PJ de la zone Sud
Suite à une mobilisation des enquêteurs de la PJ à Marseille, le patron de la police judiciaire de la zone sud, Éric Arella, a été démis de ses fonctions le 7 octobre dernier. Une décision qui a suscité l'indignation générale dans les rangs de la PJ et dans le monde judiciaire.
Alliance, un des principaux syndicats de police, et Unsa Police ont demandé au ministre de l'Intérieur une "décision d'apaisement" face à cette contestation. "Cette réforme suscite le rejet : il faut donc stopper cette spirale qui risque de creuser un fossé inquiétant et déstructurant au sein de notre maison police", ont écrit les deux syndicats dans un communiqué commun. Cette "réforme suscite trop de questions sans réponse et son bien-fondé n'est pas établi", ajoutent les organisations, sans pour autant appeler au retrait du projet.
Une réforme "courageuse, indispensable et difficile"
De son côté, Gérald Darmanin a défendu, dans un entretien dans les colonnes du Parisien, une réforme "courageuse, indispensable et difficile". Selon lui, elle "bouscule des habitudes et il est normal qu'elle suscite des contestations."
Il précise néanmoins que malgré les protestations, il n'amorcera pas de changement sur le font, mais répète qu'"aucun policier de PJ ne fera autre chose qui ce qu'il faisait aujourd'hui". Les opposants au projet dénoncent un risque de "nivellement vers le bas" de la PJ et un renforcement du poids du préfet dans les enquêtes. Il n'y aura "aucune suppression d'effectif, aucune suppression d'office central, aucune suppression de service ou d'antenne locale", assure le ministre de l'Intérieur.