A l’occasion de la réédition de l’album de photos de Robert Doisneau « Un voyage en Alsace – 1945 », la fille du photographe évoque l’inhabituel regard de son père sur l’Alsace au sortir de la seconde guerre mondiale.
« Ces photos sur l’Alsace sont très loin du style habituel de mon père. C’est très froid, très détaché ». Francine Deroudille confie son étonnement sur la série de photos prises en Alsace par son père, Robert Doisneau, en 1945. Des photos en noir et blanc, compilées dans le recueil réédité (déjà paru en 2008) « Un voyage en Alsace – 1945 », images captées à l’occasion de deux séjours passés juste après-guerre dans une Alsace meurtrie. Mais le regard que porte le célèbre photographe dépeint peu les blessures et les déchirements. Rares sont les photos de destructions, beaucoup ont des allures de cartes postales. « Mon père semble avoir voulu volontairement détourner son objectif des stygmates de la guerre au profit de la belle nature, du folklore, du côté paisible de cette région et de sa beauté », analyse sa fille.
Un regard d’autant plus étonnant qu’il ne correspond pas au travail de Robert Doisneau dans ces années-là. « A l'époque, il faisait des photos vivantes, très joyeuses, chaleureuses ; il cherchait à raconter des instants de bonheur » se souvient Francine Deroudille qui gère aujourd’hui l’atelier de son père. Cela ressort peu dans ses images de l’Alsace. Elles sont souvent très belles mais tristes, froides, comme s’il voulait faire taire les émotions ». En témoigne le portrait de cette jeune femme ci-dessus, capté à Oberseebach.
« Il avait gardé de mauvais souvenirs de l'Alsace »
Un regard atypique, nostalgique pour ce photographe qui aimait capter la vie. Peut-être une façon de tourner la page de cette histoire sombre, d’autant que ses premiers contacts avec la région sont douloureux. Alors âgé de 27 ans, il est enrôlé sur le Front de l’Est, en Alsace. « Mon père était totalement antimilitariste. Cette mobilisation [de septembre 1939 à février 1940] a été un vrai cauchemar pour lui », confie Francine Deroudille. « L’Alsace représentait de mauvais souvenirs, d’où peut-être son détachement dans ces photos. Il y a comme une forme de mauvaise humeur. »
Une région avec laquelle il avait pourtant un lien : sa femme Pierrette était en effet originaire d’Alsace. Mais jamais Robert Doisneau ne s’y est rendu avec sa famille. « Peut-être un signe que pour lui, elle restait une terre de douleur », analyse sa fille.
Mon père était subjugué par les paysages alsaciens.
Connu dans le monde entier pour son célèbre baiser de l’hôtel de ville, auteur de plusieurs séries sur la banlieue parisienne, Robert Doisneau dévoile dans cet ouvrage un regard qu’on lui connaît peu. « Il a la réputation d’être un photographe de la ville, mais il adorait la nature, les rivières, les forêts. Il a été subjugué par la beauté du paysage alsacien ». Les photos de nature, prises notamment au Grand Ballon, à Ferrette ou à Dabo notamment, sont nombreuses dans l’ouvrage, montrant des panoramas sur lesquels le temps ne semble pas avoir prise, éternellement tranquilles et inaltérables.
Une commande jamais publiée
Francine Deroudille raconte l’histoire de la redécouverte de ses photos, dévoilées au public seulement plusieurs années après sa mort. « Il avait une boîte qui s’appelait Alsace à laquelle il ne touchait jamais. Elle a fini par m’intriguer. Ces clichés étaient très bien repertoriés, il y avait des feuillets dactylographiées avec les légendes très précises qui indiquaient qu’un éditeur avait travaillé sur le sujet ». En effet, à la fin de la guerre, l'éditeur Pierre Betz, originaire de Colmar, et l’imprimeur mulhousien Pierre Braun avaient commandé un reportage à Robert Doisneau pour raconter ce qu’était l’Alsace à la sortie de la guerre, afin d'apporter un regard positif sur cette région alors diffamée dans le reste de la France. « On n’a jamais parlé de ses photos avec mon père, mais il semble que tous les trois avaient prévu de sortir un livre ». Sauf que les publications sur l’Alsace sont alors très nombreuses. « L'éditeur Pierre Betz a finalement dû juger inutile de mettre le livre en chantier et a décidé de faire demi-tour face à la profusion de parutions. » Ces images sont donc restées lettres mortes dans l’atelier du photographe.
Ce n'est en 2006 - 18 ans après la mort de Robert Doisneau - que ces clichés sont mis au jour. A l’occasion d’une exposition à la mairie de Paris, le journaliste Vladimir Vasak fait un reportage à l’atelier du photographe. Le sachant de Strasbourg, Francine Deroudille ressort la boîte. Intéressé, le journaliste en parle à Adrien Zeller, alors président de la région Alsace, qui lui propose de les exposer à la maison de la région. Exposition qui donnera lieu à la première édition de l'album, en 2008. Venue présenter ce travail à Strasbourg, Francine Deroudille garde un souvenir très fort de sa rencontre avec les Alsaciens « J’ai été bouleversée de voir des gens s’effondrer en larmes à la découverte de ces photos parce qu‘ils avaient reconnu la place de leur ville ou qu'elles leur rappelaient des moments de l’époque. Il y avait quelque chose d’incroyablement vif encore, alors que nous étions si loin de la guerre ». De la force de la photographie, au regard immortel.
L’album « Robert Doisneau, un voyage en Alsace – 1945 », dont les textes sont signés du journaliste Vladimir Vasak, est à paraître en réédition chez Flammarion le 5 mai 2021.