Théophile, rescapé de l’école Marie Merci de Kibeho, témoignera à la barre ce mercredi 15 juin, devant la cour d’assises de Paris. Son témoignage est un des plus importants du procès de l’ex-préfet Laurent Bucyibaruta, l’habitant de Saint-André-les-Vergers accusé de génocide.
Le procès a débuté le 9 mai dernier. Plus de 20 ans après le dépôt de la plainte, l’accusé, Laurent Bucyibaruta, ancien préfet de Gikongoro au Rwanda, répond des actes de génocide et de complicité de génocide devant la cour d’assises de Paris.
Dans ce procès, dont le verdict sera donné le 12 juillet prochain, 115 personnes ont été convoquées ou citées en tant que témoins, experts ou parties civiles. C’est le cas de Théophile. "82 enfants ont été tués sauvagement pendant le génocide. Il se pourrait qu'il y ait des membres de leur famille qui ne savent pas comment ils ont été tués. Comment les professeurs, les autorités locales ont participé. Alors pour moi, c'est important que cela se sache, mais beaucoup plus encore, que justice se fasse. Si je suis encore vivant, en quelque sorte, c’est que je dois témoigner". Théophile, 28 ans après le génocide des Tutsi au Rwanda, possède une mémoire intacte. Il avait 18 ans à l’époque.
Un espoir que l’école puisse les protéger
"Je suis arrivé au groupe scolaire Marie Merci en 1989. Quand le génocide a eu lieu en 1994, j'étais en cinquième, il me restait une année pour terminer mais mes études secondaires. Quand on a entendu que l'avion qui transportait le président Habyiarimana avait été abattu. Le soir même, on a commencé à voir les maisons brulées. Quand tu es à Kibeho, tu peux facilement voir les alentours. Kibeho se trouvait dans la commune de Mubuga, on pouvait voir alors les maisons des habitants de Mubuga brûlées. Il y avait Rwamiko de l'autre côté, on pouvait voir aussi facilement les maisons brûlées. On était terrorisés parce qu’étant Tutsi, d'autres Tutsi étaient en train de se faire tuer à quelques mètres, il y avait pas de sécurité à l’école. On avait le sentiment que ce soit demain ou après-demain, ce sera notre tour. Tu vois quand on envoie un enfant à l'école, surtout en internat, après les parents, c'est l'école qui vous prend en charge. On avait toujours cet espoir que l’école pourrait nous protéger mais c'était loin d'être ça".
L’entrée en jeu de l’ex-préfet Laurent Bucyibaruta
Depuis les fenêtres de leurs salles de classe d’où ils ne pouvaient plus bouger, les élèves, Tutsi et Hutu, vivaient encore ensemble. Ils avaient vu, des jours durant, des massacres se perpétrer dans et autour de l’église de Kibého, toute proche. Le 1er mai, 10 des camarades d’école de Théophile décident de fuir au Burundi. Leur fuite réussit, contrairement à ce que racontent les autorités à ceux qui sont restés. Une façon, évidente de les dissuader de partir eux aussi. Après cette première visite, où le préfet Laurent Bucyibaruta est présent, les élèves sont séparés et les Tutsi isolés du reste du groupe. Ils étaient une centaine à peu près.
J'ai couru vers les gendarmes, pas pour me sauver, pour être tué. J'aurais aimé être tué par balles, plutôt que par machettes.
Théophile, rescapé du génocide des Tutsi du Rwanda
"Le jour suivant, c'était le 4, une délégation venue de la préfecture est arrivée. Il y avait le préfet Laurent Bucyibaruta, il y avait l'évêque de l'Église catholique Misago. Mes collègues m'avaient élu comme leur doyen et c'est moi qui devais parler en leur nom. J'ai dit : monsieur le Préfet, on est ici mais on sait que pas mal de Tutsi ont été tués partout dans le pays. Ça pourrait être la même chose pour nos parents. Alors là, on est entre vos mains. Si vous décidez que nous allons vivre, nous allons vivre. Si vous décidez que nous allons mourir, on va mourir.
Bucuyibaruta nous dit, je vous laisse 10 gendarmes pour vous protéger. On est resté le 4 (mai) le 5 et le 6 parce que le 7, ces gendarmes, qui étaient censés nous protéger, nous ont ordonné d'entrer dans un réfectoire. On ne savait pas pourquoi, mais en entrant dans le réfectoire, on pouvait facilement voir les interahamwe (les miliciens tueurs) qui contournaient le réfectoire. Les gendarmes ont alors commencé à tirer. C'était peut-être pour donner le signal et ainsi dire que l'on était tous dans le réfectoire. Notre calvaire, alors, commença."
Réfugié dans les toilettes
"Je vous ai dit qu'on était à peu près 90, seulement 8 ont pu échapper à la mort. Les autres 82 ont été tués, le jour même, sauvagement, sauvagement. Alors là, tué ces élèves, sans défense, par surprise, parce qu'on ne savait même pas qu'on allait être tués, pour eux, c'était vraiment facile. Ça n'a même pas pris une heure. De mon côté, quand les tueries ont commencé, je me suis dit : mieux vaut être tué par balles, qu’être tué par machettes. J'ai vu une fenêtre du réfectoire qui était ouverte. Je suis monté sur une table, je suis monté jusque au milieu de la fenêtre et j’ai sauté. J'ai couru vers les gendarmes, pas pour me sauver, pour être tué. J'aurais aimé être tué par balles, plutôt que par machettes. Ils ont tiré deux ou trois fois mais leurs balles n'ont pas pu m'atteindre. J’ai alors surpassés les gendarmes et j’ai couru vers les toilettes où je me suis caché. Je suis resté là, mais je pouvais facilement entendre les cris de mes camarades en train d'être tués. Je pouvais facilement voir le sang coulé, je pouvais vraiment écouter tout. Je suis resté là quelques heures mais après ils ont commencé à chercher les survivants.
Ils ont pris beaucoup de boue et ils l’ont versé sur moi, comme si on enterrait les gens et puis ils sont partis
Théophile, rescapé du massacre de l'école Marie Merci de Kibeho
Le premier groupe m'a retrouvé. Ils m’ont demandé si j'avais de l'argent. J'ai dit oui. J'avais de l'argent, je ne me rappelle pas combien mais j'avais de l'argent et j'avais des habits. Alors ils ont pris mes habits et ils ont pris tout ce que j'avais comme argent et ils m’ont laissé là. Ils ne m’ont pas vraiment touché. Ils m’ont dit : nous on ne va pas te tuer, mais ceux qui vont venir après oui, ils vont le faire, parce que tu n’auras rien à donner. Ils sont partis.
Ça n'a même pas pris quelques secondes et une autre équipe est venue et m’a retrouvé. Je n’avais que mes sous-vêtements et ils m’ont tout enlevé et je suis resté tout nu. Il y avait un trou creusé et creusé bien avant. Ça montre aussi que le génocide avait été bien préparé auparavant parce qu'il y avait des trous partout. Même pour mes collègues, qui ont été tués, il y avait un trou et on les y a tous mis". (Témoignage à retrouver intégralement dans la vidéo ci-après)
Caché par un des tueurs
"Ils m'ont amené vers ce trou. Il y a un type qui avait un couteau bien aiguisé et c'est lui qui se proposait pour me tuer. Alors l'autre a dit non, moi aussi je vais le tuer… c'est comme si tout le monde voulait, avait soif de tuer. Pendant qu'ils se disputaient, l’un d'entre eux m'a poussé dans le trou de plus de 10 mètres. Ces gens étaient vraiment des animaux. Le génocide était préparé oui mais, il y avait aussi l'aspect de méchanceté derrière. Ils avaient creusé un trou, mais ils avaient mis des bouteilles cassées à l'intérieur et quand je suis descendu dans le trou, c'est tout mon pied gauche qui a été atteint par les tessons de bouteilles.
Ils ont appelé un gendarme. Les gendarmes participaient aussi aux tueries et il a ouvert le feu. Il a tiré, je crois, trois fois et les balles m'ont atteint au pied droit. Je pouvais entendre ce qu'ils disaient… on ne va pas gaspiller nos munitions, on en aura besoin. Alors là, ils ont pris beaucoup de boue et ils l’ont versé sur moi, comme si on enterrait les gens et puis ils sont partis. Parmi les tueurs, il y avait un type, il vendait des trucs des bonbons, du pain. Il était un de mes amis. J'achetais chez lui. Je lui donnais même des avances quand on venait de l'école et je pouvais consommer progressivement. Il est revenu un peu plus tard, il m'a appelé. Je ne pouvais pas répondre, j'avais peur je me disais… et si c'était une stratégie.
Mais il a insisté, il a dit je suis seul, je suis convaincu que tu n'es pas mort. Si tu es vraiment vivant, tu peux me le dire. J'ai dit oui, je suis vivant. Il m’a dit d’attendre, car il faisait encore jour. Mais le soir il devait revenir. Comme il pleuvait, il n'a pas pu et j'ai passé la nuit là-bas dans le trou. Un autre soir, il m'a aidé à sortir et il m’a amené chez lui. Il avait des cochons, alors il m'a gardé dans l'une des places, là où il gardait les cochons. Il m'a donné des habits et m'a regardé quelques jours puis il m'a amené dans les plantations de sorgho pour me cacher là-bas".
Trois semaines, caché dans un plafond
"Plus tard, parce qu'on devait récolter ces sorgho, on a changé d’endroit. Il y avait une maison en entrant à Kibeho au collège. Une maison qui était pour les professeurs zaïrois. Il m’a alors dit, personne ne viendra chercher quelqu'un dans une maison inhabitée. Il m’a fait monter jusqu'au plafond. Je suis resté au plafond pendant trois semaines, il m'amenait à manger une fois par semaine.
Un jour, il y avait un groupe de petits enfants qui cherchaient du bois de chauffage ou pour cuisiner. Ils ont dit et si on allait voir dans le plafond. Ils avaient tous des machettes et ils ont commencé à trouer le plafond pour voir s’il n’y avait pas quelqu'un à l'intérieur. Alors là, vous voyez, quand on construit une maison comme ça, le plafond est fixé sur les murs. Je suis allé directement me ranger du côté du mur pour ne pas qu’il puisse m’atteindre. Je ne pouvais pas facilement communiquer avec le monsieur parce qu'il venait seulement une fois la semaine, mais la nuit j'ai sauté. Trois semaines dans le plafond sans boire, sans manger avec toutes ces blessures-là… En sautant, j'ai découvert que je ne pouvais plus marcher. Je me suis glissé jusque dans la cuisine et j'ai commencé à faire des exercices jusqu'au bon matin".
Ils m'ont frappé avec des bâtons, ils m'ont frappé avec les fils barbelés. Je n'en pouvais plus.
Théophile, rescapé du génocide des Tutsi au Rwanda.
Théophile se rend alors chez le monsieur qui le cache et le nourrit une fois par semaine. Mais ce dernier lui dit que cela devient difficile de le protéger. Le jeune garçon décide alors de se cacher à nouveau dans les plantations de sorgho où il sera découvert quelques jours plus tard. Nous sommes alors début juin.
"Je me demandais quand j’allais mourir"
"Ils m’ont emmené à Kibeho. Et là, c'était vraiment le calvaire. Le gendarme m’a dit qu’il devait attendre ses supérieurs et qu’ils allaient venir le soir. Ils m'ont ensuite frappé de 18h à 22h. Je ne parlais plus, je pouvais entendre mais je ne pouvais plus parler parce qu’il y a un niveau où la souffrance dépasse l’entendement. Là, ce que je voulais, c'était tout simplement la mort. Ce que je ne pouvais pas facilement trouver.
Ils ont fait tout ce qu'ils ont voulu faire. Ils m'ont frappé avec des bâtons, ils m'ont frappé avec les fils barbelés. Je n'en pouvais plus. Ils ont quand même dit qu’il fallait décider de mon sort. J'ai passé quelques temps là-bas, il y avait des sœurs religieuses qui avaient des médicaments. Elles ont commencé à prendre soin de moi, mais moi je me demandais quand est-ce que j’allais finalement mourir. Je ne me voyais pas comme quelqu'un qui pourrait survivre. Puis, on m'a amené à Gikongoro et on m’a remis entre les mains du préfet (Bucyibaruta). Avoir un Tutsi qui était encore vivant, c'était comme une monnaie d’échange. A ce moment-là, on disait, si jamais il y a des poursuites, on pourra quand même montrer un nombre de Tutsi qu'on aurait sauvé. Quand le préfet m’a vu, il m'a directement reconnu. Il m'a dit : c'était pas toi le doyen. J'ai dit oui, c'est moi". A ce moment-là Théophile se dit… "Qu’il pourrait y avoir de l’espoir, qu’il pourrait y avoir de l’espoir. Je croyais que j’étais le seul Tutsi survivant. Alors pendant que je voyais les autres, au moins j’avais un peu d’espoir. Mais je me disais, ça ne va pas tenir. On finira par nous tuer".
Théophile n’a rien oublié, pas même les dates exactes de ses rencontres avec le préfet de l’époque Bucyibaruta. Pas oublié, non plus, ses 82 camarades de classe, morts assassinés. Témoigner devant des journalistes pour que cela se sache. Témoigner devant la Cour d’Assises de Paris pour que la justice passe. Juste une obligation, un devoir.
"Quand tu partages ton histoire, quand tu partages ton témoignage, c’est triste, ça te fait revivre ces moments comme si c'était hier mais ça soulage en quelque sorte. C'est comme si ça me reconnectait avec mes collègues qui ont été tués. C'est comme si je me sentais beaucoup plus proche d’eux. Alors, que je partage et que l’histoire se sache, que justice se fasse… Là où ils se trouvent, je crois que c'est ce qu’ils aimeraient que je puisse faire."