L'association russe Memorial continue d'aider les citoyens russes dans leurs plaintes auprès de la Cour européenne des droits de l'Homme. Même si la Russie a été exclue du Conseil de l'Europe en mars 2022. Natalia Morozova poursuit ce travail de fourmi sans perspective de dédommagement dans l'immédiat pour les requérants.
"C'est très déprimant de devoir plonger dans ces dossiers, de documenter les violations des droits de l'Homme en Russie, sans espoir que les requérants soient indemnisés. On n'a même plus ça", soupire Natalia Morozova. La juriste de Memorial, organisation russe de défense des droits de l'Homme, continue pourtant son travail de fourmi contre l'État russe.
Depuis le 24 février 2022, et le début de la guerre d'invasion de l'Ukraine par la Russie, la situation des droits de l'Homme est devenue préoccupante en Russie. L'attaque du pays voisin a conduit les autorités russes à réduire les droits de ses propres citoyens, pour museler les oppositions et imposer une seule version sur le conflit.
Les manifestations ont été interdites, tout comme l'affichage du drapeau ukrainien ou celui blanc et bleu des Russes opposés à la guerre. La langue est elle-même touchée par cette propagande pro-Kremlin : le mot "guerre" a été remplacé par "opération spéciale". Même une simple feuille blanche brandie devant une caméra peut déclencher l'arrestation de son auteur.
Concrètement, cela signifie que ces actes sont passibles de poursuites, de séjours en prison, d'interrogatoires musclés, de procès iniques.
"Et finalement, il y a peu de Russes concernés par ces arrestations et ces procès pour propagation de fake news ou de "discrédit de l'armée russe". Parce qu'après le début de la guerre et le durcissement des lois, les Russes ont arrêté de manifester", résume Natalia Morozova.
Continuer de condamner la Russie pour violation des droits de l'Homme
La Russie était membre du Conseil de l'Europe depuis le 28 février 1996. Et tout citoyen russe pouvait alors porter plainte pour violation de ses droits fondamentaux contre son propre pays, devant la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH). Un droit qu'ont tous les citoyens des 46 pays que compte le Conseil de l'Europe, une fois tous les recours juridiques épuisés dans leur pays (appel et cassation).
Mais après l'agression, le 24 février 2022, d'un de ses membres (l'Ukraine) par un autre membre (la Russie), le Conseil de l'Europe, situé à Strasbourg, a exclu la Russie le 15 mars 2022. Du jour au lendemain, la Russie a alors cessé de payer les amendes infligées par la (CEDH) aux citoyens russes reconnus victimes de violation des droits de l'Homme.
Le 1er mars 2022, elle a payé plus de 700.000 euros de dommages et intérêts à 26 citoyens russes victimes d'actes de torture par des agents du FSB. En 2007, parce qu'ils cherchaient un terroriste dans un village ingouche (république du Caucase faisant partie de la Fédération de Russie), ils ont battu des villageois, dont des enfants, une femme enceinte et des personnes âgées, sans raison. "La plainte déposée à la CEDH en 2009 a donc abouti en 2022. Et c'est l'une des dernières affaires qui a donné lieu à un paiement par la Russie", analyse Natalia Morozova.
Au 1er janvier 2022, il y avait encore 40.000 à 50.000 plaintes en cours contre la Russie. La CEDH a alors décidé de continuer d'instruire ces dossiers. "Après l'exclusion de la Russie le 15 mars 2022, la Cour européenne a accordé un délai de six mois supplémentaire", raconte Natalia Morozova. Les affaires les plus simples ou faisant appel à une jurisprudence ont pu être rapidement jugées. Mais il en reste encore beaucoup.
Après la date fatidique du 16 septembre 2022, aucune nouvelle affaire de violation des droits de l'Homme en Russie ne peut être admise par la Cour européenne.
Natalia Morozova, juriste de Memorial
"Après la date fatidique du 16 septembre 2022, aucune nouvelle affaire de violation des droits de l'Homme en Russie ne peut être admise par la Cour européenne. Concrètement, un manifestant arrêté le 15 septembre à Moscou alors qu'il manifestait pacifiquement pourra saisir la Cour pour cette arrestation injuste (article 11 de la convention européenne des droits de l'Homme).
Par contre, si des violations du droit de la défense ou du droit à avoir un procès équitable (article 6) ont lieu après, elles ne seront plus recevables."
"Et même si nous continuons d'instruire les dossiers, de documenter les violations des droits de l'Homme, de rassembler les preuves pour toutes les affaires en cours, maintenant, nous ne savons pas quand les citoyens seront indemnisés. C'est très dur moralement".
Le précédent grec
Lors du coup d'État en Grèce de 1969 et l'installation du régime des colonels, la Grèce est alors partie du Conseil de l'Europe et a cessé de verser les amendes dues aux victimes. La Cour européenne a alors mis en place une majoration des amendes non payées, à partir de trois mois de retard.
Et lorsque le régime a changé et que la Grèce a souhaité revenir au Conseil de l'Europe en 1974, elle a d'abord dû s'acquitter de ses dettes, majorées.
En attendant, Natalia Morozova continue d'instruire les dossiers, depuis Paris où elle est réfugiée depuis mars 2022. Et elle conseille aux Russes de porter plainte désormais devant le Comité des droits de l'Homme de l'ONU (CDH) "parce que la Russie n'est pas encore sortie de l'ONU, donc c'est possible. Mais les décisions de cet organisme ne sont que consultatives".
Actuellement aussi, les amendes non payées par la Russie sont majorées par la Cour européenne. "Quand il y aura un changement de régime, les citoyens seront indemnisés, comme les Grecs des années 1970", espère Natalia Morozova, qui souhaite revenir dans son pays un jour. Pour continuer de dénoncer les violations des droits humains en Russie.