Lee "Scratch" Perry, légende du reggae, "découvreur" de Bob Marley, a travaillé pendant près de dix ans avec le groupe strasbourgeois ERM, Easy Riddim Maker. Aujourd'hui les trois garçons sont orphelins d'un papi fou, d'un ami avec qui ils devaient repartir en tournée en novembre. Rencontre.
Dimanche 29 août, Lee Scratch Perry est mort. Le découvreur de Bob Marley, "l'Upsetteur", n'emmerdera plus personne. Pour évoquer un être lumineux, pour ne pas dire extralucide comme "Lee", le soleil se devait d'être présent. Son dernier groupe aussi. ERM. Un groupe strasbourgeois ça tombe bien.
Nous nous donnons rendez-vous sur une grande pelouse vide, dans un parc strasbourgeois. Les trois garçons arrivent. Lunettes noires, épaules basses. "Ça a été un coup de massue, j'étais sonné, je n'arrivais pas à parler ni à pleurer. Le lendemain j'ai chialé toute la journée" me confie Olivier. Bonjour.
Rencontre du 3ème type
Il y a là Olivier Gangloff, batteur, Thibaut Levy, bassiste et Sébastien Kohler, guitariste. Tous trois forment le groupe ERM, Easy Riddim Maker. Riddim, le rythme en patois jamaïcain. Leur cœur, lui, s'est arrêté de battre dimanche. Avec celui de Lee "Scratch" Perry. Ils sont là mais encore ailleurs. Les yeux dans le lointain, la voix toute tremblotante. Trois grands enfants tristes, quarantenaires orphelins d'une légende.
My deep condolences to the family, friends, and fans of legendary record producer and singer, Rainford Hugh Perry OD, affectionately known as "Lee Scratch" Perry. pic.twitter.com/Eec2MEd6yC
— Andrew Holness (@AndrewHolnessJM) August 29, 2021
C'est Olivier, le leader du groupe qui est à l'origine de cette "French Connection" comme l'appelait Lee. Le musicien, barbe de trois jours, queue de cheval et roulée au bec, est un grand amateur de reggae et de dub. Un puriste des origines, du "early roots" qui célèbre la vie tout en s'en riant.
En 2012, il enregistre dans son studio strasbourgeois un "tribute", hommage à un chanteur du label Adrian Sherwood. Il l'envoie, comme ça, pour voir. Le label le contacte. C'est excellent. "Là l'éditrice me demande avec qui tu veux travailler ? J'ai dit sans hésiter une seule seconde Lee Scratch Perry. Pour moi c'était un génie, un artiste complet, un inventeur fou. Je l'adorais."
Les mois passent. Encouragé par cette perspective hallucinante, Olivier compose dix titres. "On les a tous enregistrés avec Lee. Je me souviendrai toute ma vie de la première fois que je l'ai vu. Putain j'avais un de ces mal de bide. C'était terrible. Il n'avait pas encore écouté mes titres, j'avais le trac. Il n'a rien dit et s'est mis à chanter. Il s'y est mis à fond. Il faisait toujours les trucs à fond Lee."
Je me souviendrai toute ma vie de la première fois que je l'ai vu. Putain j'avais un de ces mal de bide. C'était terrible.
Derrière les Ray-ban, les yeux s'embrument. Il sortira de cette première rencontre un album complet Humanicity, une tournée et une ferveur quasi mystique pour cet artiste septuagénaire.
Un enfant de 85 ans
En 2018, le courant entre le petit homme survolté et le musicien chevelu mais sans dreads est tel qu'ERM devient le groupe officiel de Lee Scratch Perry en Europe. Le groupe part en tournée. Une famille sur les routes.
"Lee était comme un enfant, il faisait toujours des blagues. Ça peut prêter à sourire mais pour lui, c'était une vraie philosophie de vie. Il trouvait qu'en grandissant les hommes devenaient tristes et perdaient leur innocence. On a même fait du toboggan avec lui. Sur scène, il mettait parfois des pantalons Spiderman" Thibaut, sous sa grosse barbe, en rit encore.
Lee était comme un enfant. On a même fait du toboggan avec lui
Lee est resté enfant. Par sa taille aussi. "1m65 avec des Timberland compensées. Il était petit et frêle mais n'avait jamais peur de personne. Il planquait dans ses chaussures des liasses de billets. Une vieille habitude je pense." Lee Scratch Perry est né dans une famille très pauvre en Jamaïque, malgré la gloire et les paillettes, il n'a jamais oublié d'où il venait. "Il portait toujours d'énormes casquettes sur scène. Quand il était enfant dans les rues, c'est ça qu'il faisait : nettoyer les casquettes."
Avant de monter sur scène, nous devions installer des régimes de bananes plantées de bâton d'encens.
Lee Scratch Perry sous ses facéties et son chapeau était un sorcier, un chamane. "Ses chapeaux pesaient des kilos, il y collait des cailloux, des pierres, des galets. Il disait qu'ils lui donnaient de la force, de la longévité. Ca avait bien marché jusque-là." Silence. Les concerts avec Lee sont des cérémonies initiatiques, des transes bien orchestrées. "Avant de monter sur scène, nous devions installer des régimes de bananes plantées de bâton d'encens. On pouvait mettre aussi de la pastèque, du melon. Mais l'encens ça c'était sacré. Ça fumait tout le concert. A force on a attrapé une bronchite chronique."
Un musicien de génie
En 2019, ERM repart en tournée avec Lee, une vingtaine de dates en 25 jours : Royaume-Uni, Pologne, Belgique, Grèce. Lee Scratch est infatigable, habité par la musique. Il n'y a pas de off. "Un jour où on était enfin en pause, je suis allé le voir dans sa chambre d'hôtel. Il était tout habillé, il chantait devant son miroir. Je lui ai dit mais Lee aujourd'hui c'est repos. Il a fait la gueule toute la journée."
Lee Scratch méritait d'être connu. Il mérite désormais d'être découvert. Peu connaissaient en France cet homme troublant. Trouble comme la fumée de ganga qu'il crachait lors de ses performances-concerts. Outre-Manche, Lee était pourtant une légende. "Les gens hurlaient, criaient. Chaque concert c'était la folie, une ovation. Il emportait les foules. Il y avait de l'amour dans l'air."
Sur scène, il emportait les foules. Il y avait de l'amour dans l'air.
Lee Scratch Perry était un inventeur, des boucles hypnotiques et transcendantes, en même temps qu'un découvreur. "Sans Lee, il n'y aurait pas eu Bob. C'est lui qui l'a sorti de sa gangue. Il a inspiré énormément d'artistes, collaboré avec des centaines de groupes. C'était un producteur de génie." Lee Scratch Perry a également collaboré avec The Clash , les Beastie Boys ou Moby. Excusez du peu.
Il était aussi un partenaire exigeant mais fidèle. "Je crois que ce qui lui a plu en nous c'est notre fraîcheur. On ne correspond pas vraiment aux standards du reggae jamaïcain. Nous sommes blancs, nous n'avons pas de dreads. Cela nous a valu d'ailleurs pas mal de critiques et de jalousies. C'est notre côté blues rock qui lui a plu. On lui a apporté quelque chose d'autre. Il disait de nous qu'on était sa French Connection. Moi qui me déhanche sur scène, il m'appelait le Bouncing Boy. Me demande même s'il connaissait mon prénom." Thibault ne le saura jamais.
Il disait de nous qu'on était sa French Connection.
Sébastien sait seulement qu'entre eux et Lee, la connexion était électrique. "C'est comme si ses mots, sa spiritualité vous submergeaient. Moi avec ma guitare, je me glissais entre ses phrases, il improvisait beaucoup, on s'adaptait. On était en osmose. Il nous a tant appris, on ne l'oubliera jamais. C'était notre papa, notre papi. Le nôtre, celui du reggae et de toute cette grande famille."
Un ami
Les musiciens d'ERM sont allés à plusieurs reprises chez Lee. En Suisse. A Einsiedeln. "Une maison gigantesque, peinturlurée de partout. Lee dessinait partout où il passait. Sur les caravanes de tournée, sur les murs. Il fallait de la couleur tout le temps. On s'est bien fait pourrir à cause de ça ..."
Au milieu des prairies vertes avec vue sur les neiges éternelles, Lee habite avec Mireille, sa femme. Une suisse sulfureuse. "Elle nous accueillait toujours avec plaisir. On faisait presque partie de la famille. Elle l'appelait mon Lee Lee Pute" Mireille, ancienne dominatrice et patronne de maison close, a le sens de l'humour.
La dernière fois que nos garçons ont retrouvé ce joyeux bordel c'était au printemps 2020. Olivier chuchote presque. "J'appelais souvent Mireille pour prendre de leurs nouvelles. Elle me disait : il s'ennuie, il déprime; il reste dans son lit toute la journée. On a pas hésité une seule seconde, on a pris la voiture. On y est allé." Lee retrouve des couleurs. Face au silence des alpages, ils composent un nouvel album, fait maison. Le dernier.
Nous avons fait le dernier album de Lee Scratch Perry. Ce sera un album posthume, j'ai encore du mal à le croire.
"Nous avons fait le dernier album de Lee Scratch Perry. Ce sera un album posthume, j'ai encore du mal à le croire. Il se réjouissait tellement de partir en tournée avec nous en novembre, il trépignait d'impatience. Il était le chaud le papi. Qui l'eut cru ? Nous on se voyait travailler avec lui trois ou quatre ans encore." Le groupe doit dorénavant consulter la famille de Lee sur que faire de cet héritage musical. Une certitude, s'il voit le jour, il s'appellera Heaven.
Un lourd héritage
La dernière fois qu'Olivier a vu Lee c'était en novembre. "Il était malade mais comme tous les vieux le sont. Il m'a paru en forme. Egal à lui-même. Il est venu chez moi à Strasbourg, il a béni ma table de mixage. On s'est dit au-revoir, à bientôt."
Il est venu chez moi à Strasbourg, il a béni ma table de mixage. On s'est dit au-revoir, à bientôt
Un au-revoir qui sera un adieu. "Lundi, on s'est tous retrouvés pour Lee. On a fait brûler un régime de bananes avec de l'encens. On ne pouvait pas le laisser partir comme ça." Difficile pour le groupe désormais de se projeter. La disparition de Lee leur a coupé les cordes. "Nous maintenant, ce que nous souhaitons c'est faire perdurer son héritage, celui d'un reggae originel, le early roots. Des chansons qui célèbrent l'amour. Le reggae d'aujourd'hui est trop agressif, homophobe parfois, violent. Pas cool. On n'aime pas ça. Il ne l'aimait pas non plus."
Nous maintenant, ce que nous souhaitons c'est faire perdurer son héritage, celui d'un reggae originel, le early roots.
Les temps ont changé. Thibaut est surveillant dans un collège pour compléter ses fins de mois. Olivier a remplacé les joints par le CBD. Lee Scratch Perry est mort. "On va continuer à bosser ensemble c'est certain. Nous avons des projets avec d'autres légendes du reggae comme Rasa Abraham, le chanteur des Slickers. Il connaissait lui aussi Lee. C'est un petit jeune, il a 64 ans."
Nous nous quittons là sur la promesse de deux albums et de lendemains chantants. Jetant une dernière fois les yeux au ciel par cette belle matinée ensoleillée. Heaven.