TEMOIGNAGE. Journée nationale de prévention du suicide : "il ne faut pas éviter le sujet, le suicide et la mort restent encore trop tabou"

Chaque année, en France, 200 000 tentatives de suicide sont recensées pour près de 9000 décès. Il s’agit de la deuxième cause de mortalité "évitable" chez les 18-25 ans, et la première chez les 25-34 ans. À l'occasion de la journée nationale de prévention du suicide le lundi 5 février, entretien avec le président de Sos Amitié Strasbourg.

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Jacques a la voix de l'emploi. Douce et hypnotique. Ses mots, choisis sans que rien y paraisse, invitent à la confidence. Jacques travaille à SOS amitié depuis dix ans. Dernier rempart anonyme aux pensées suicidaires, siphonneur d'idées noires. "Écouter la souffrance, c'est prévenir le suicide". Aujourd'hui c'est lui qui parle.

Apprendre à écouter

Jacques, comme la soixantaine de bénévoles de Sos Amitié Strasbourg, a appris à écouter et à se taire. "Il faut comprendre que les gens qui nous appellent sont en grande souffrance. Parfois, on les arrête au dernier moment. Il faut s'y préparer. On écoute des gens qui sont découragés, révoltés, souffrants. Certains n'ont pas forcément envie de mettre fin à leurs jours à ce moment-là mais ça peut venir. Nous sommes alors dans une prévention plus en amont. Et si on ne prononce pas évidemment ce mot, nous le gardons en tête."

L'antenne de Strasbourg a comptabilisé l'année dernière 13.000 appels, venus de toute la France. La détresse ne connaît pas de frontière administrative. "Notre réseau n'est plus départemental ce qui permet de mieux préserver l'anonymat et d'être plus efficace en termes de prise en charge". 7000 heures de permanence d'écoute.

On écoute des gens qui sont découragés, révoltés, souffrants. Certains n'ont pas forcément envie de mettre fin à leurs jours à ce moment-là mais ça peut venir

Jacques T, pdt Sos Amitié Strasbourg

"Surtout nous ne sommes pas là pour donner des conseils mais dans une réelle interaction de paroles. Il s'agit dans un premier temps surtout de les prendre au sérieux, de les respecter, ce qui n'est le cas de leur entourage, sinon ils n'en seraient pas là. Ils ont besoin de retrouver de l'estime." 

Soutenir tout en faisant un petit bout de chemin. Une performance d'équilibriste. "Il nous faut être attentifs à ce qu'ils disent tout en leur faisant prendre conscience de la situation. Les faire verbaliser leurs souffrances pour mieux les mettre à distance si vous voulez. Tout en délicatesse, sans questions trop embarrassantes genre interrogatoire, sans jugement, sinon la communication se rompt et c'est fini. J'aime cette image de résonance. Nous sommes en confiance, c'est la clé." 

Burn-out, rupture amoureuse, isolement

Les bénévoles se relaient toutes les trois heures sur deux postes téléphoniques. La charge est lourde et la peine immense. Pour alléger les épaules de ces écoutants bénévoles, des groupes de parole sont organisés tous les mois, encadrés par un psychologue. L'écoute suppose l'équilibre. "On donne autant qu'on peut, 20h, 30h par mois, c'est très éprouvant parfois; il nous faut échanger régulièrement c'est primordial."

Nous sommes souvent les seuls vers qui se tourner pour ces personnes. Elles savent qu'avec nous il n'y aura pas ce sentiment de culpabilité d'être mal, de parler, qu'on est fait pour ça en quelque sorte

Jacques T, pdt Sos amitié Strasbourg

Seul derrière son téléphone, l'écoutant est un phare dans la nuit. Il évite le naufrage d'autrui. "Nous sommes souvent les seuls vers qui se tourner pour ces personnes. Quand elles se retrouvent face à une rupture familiale, un burn-out, elles savent qu'avec nous il n'y aura pas ce sentiment de culpabilité d'être mal, de parler, qu'on est fait pour ça en quelque sorte. Ça réduit la pression et les angoisses, on peut alors avancer."

Et les écueils sont nombreux. Chez les plus jeunes, moins de 14 ans, dont le nombre d'appelants a augmenté de 40% de 2020 à 2022, les problématiques sont surtout relationnelles. "C'est le développement de l'adolescence, le besoin de s'affirmer, le sentiment d'être incompris, d'être différent, beaucoup de conflits familiaux en découlent. Il y a aussi les relations amoureuses qui commencent, c'est une période très compliquée." 

Chez les adultes, les relations amoureuses, les relations familiales, le travail qui fait souffrir, l'argent, la perte de contact avec les enfants. "On retrouve aussi et, c'est frappant, une part importante de personnes suivies psychiatriquement, qui se retrouvent hors du champ de l'activité professionnelle, isolée, comme exclue de la société. Cet isolement fait terriblement souffrir. C'est la double peine." 

685 tentatives de suicide par jour

Selon les chiffres de l'Observatoire national du suicide, publiés en septembre 2022, 9000 personnes se suicident chaque année en France. Chaque jour, 685 personnes feraient une tentative de suicide.

Face à ces chiffres, ahurissants, que peut bien une association, si volontaires soient ses bénévoles ? "Nous, on s'inspire d'une démarche pensée de façon thérapeutique mais on ne doit pas se prendre pour des thérapeutes, nous ne sommes que des bénévoles. Une partie de notre travail consiste à les convaincre d'aller voir un professionnel de santé. Parfois ces personnes sont déjà suivies, et ça ne se passe pas bien, on les rassure, on les oriente différemment." 

Dans le bureau de Sos amitié, placardée sur les murs comme des issues de secours, une liste d'associations relais. "Nous pouvons orienter les gens en fonction de leurs problématiques : associations pour la prise en charge des femmes battues, urgences psychiatriques, addictions. On les accompagne en douceur vers une prise en charge, quand le plus fort de la crise est passé." 

Le suicide ce grand tabou

Ceci étant dit, Jacques a bien conscience que le bénévolat a des limites dans cette histoire mortifère. "Le suicide demeure un enjeu de santé publique majeur mais l'Etat a mis du temps à s'en saisir. Des dispositifs ont été mis en place comme le 3114 en 2022, numéro de prévention du suicide, ou VigilanS crée en 2015, pour le suivi post-tentative de suicides, mais l'état de la psychiatrie en France est déplorable." 

Jacques l'altruiste, nous met aussi face à nos responsabilités. Nous individus d'une société qui ne fait plus corps et dont les membres fragiles tombent ou se pendent.

" On ne peut pas se reposer seulement sur des associations comme la nôtre, chacun peut et doit avoir ces attitudes-là vis-à-vis de ses proches ou de ses connaissances. La première chose qui paraît évidente c'est de ne pas éviter le sujet. Le suicide, la mort ça reste tabou. Il y a cette idée erronée de penser que parler du suicide donne des idées... On l'entend beaucoup chez les adolescents qui se posent beaucoup de questions sur la mort y compris la mort volontaire, parfois de façon obsessionnelle, et que les parents refusent d'entendre, refusent d'envoyer chez un psy."

Le risque suicidaire est accentué par notre société très individualisée, où justement l'individualisme est valorisé

Jacques T, pdt Sos Amitié Strasbourg

"Il faut également être conscient que le risque suicidaire est aussi risque social. Il est accentué par notre société très individualisée, où justement l'individualisme est valorisé. Les appartenances y sont fluides, flexibles, il n'y a plus d'attache, moins de liens et donc davantage d'isolement. Un risque majeur pour la santé mentale." 

Jacques poursuit. J'en sourirais presque si le sujet n'était pas si grave. Jacques, l'écoutant, a besoin de s'épancher. "Le Covid nous a donné envie de croire à des lendemains plus solidaires, collectivement, cela ne s'est pas traduit dans les faits. Vous savez, les gens qui songent au suicide pensent tous que leur disparition passera inaperçue, ça signifie quelque chose. Qu'ils n'existent déjà plus aux yeux des autres ou du moins qu'ils en ont le sentiment."

Alors, ce lundi 4 février, Jacques se postera derrière le combiné. Pour écouter, tendre une main et doucement hisser ces spectres à lui, vers la lumière de sa lampe de bureau et peut-être aussi l'existence.

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