Considérée par les nazis comme "dégénérée", leur musique a failli tomber dans l'oubli. Un festival original, qui s'ouvre vendredi à Strasbourg, entend redonner vie à ces compositeurs méconnus, morts en déportation ou au destin brisé par l'exil. (avec AFP)
Alfred Tokayer, Stefan Wolpe ou Viktor Ullmann: pour la plupart, les auteurs figurant au programme de ce septième festival des "Voix étouffées", organisé jusqu'à fin novembre en Alsace mais aussi à Paris et dans d'autres régions, n'évoquent rien aux mélomanes du XXIe siècle. "Ce sont des artistes injustement oubliés, et pourtant dans les années 1920 et 1930 certains étaient immensément reconnus, ils avaient des éditeurs, ils avaient pignon sur rue", explique Amaury du Closel, chef d'orchestre français établi à Vienne, et cheville ouvrière de ce festival. Certains des auteurs des "Voix étouffées" ont été tués dans les camps de concentration, comme Erwin Schulhoff, pianiste juif avant-gardiste, mort en 1942 au camp d'internement de Wülzbourg en Bavière. D'autres ont survécu au nazisme, mais leur carrière ne s'est jamais remise des persécutions. "Certains de ceux qui se sont exilés n'ont pas trouvé de public pour la musique contemporaine aux Etats-Unis. En Europe, ils représentaient l'avant garde, mais en exil ils ont arrêté de composer", raconte M. du Closel.
Pour les nazis, le critère racial était évidemment crucial pour déterminer quels artistes devaient être mis à l'index, explique le pianiste et producteur musical Michael Haas, qui s'intéresse au sujet depuis trente ans et auquel il a consacré un livre, "Forbidden music". Tous les compositeurs juifs étaient ainsi ostracisés, mais également, plus généralement, tous ceux qui s'inscrivaient dans le foisonnant courant musical avant-gardiste des années 1920 et 1930, celui de la musique dite "sérielle", "dodécaphonique" ou "atonale" - dont l'un des représentants les plus célèbres fut Arnold Schönberg, lui-même contraint à s'exiler aux Etats-Unis dès 1933.
Le swing, considéré comme une musique des Noirs américains, mais qui inspirait aussi à l'époque des auteurs allemands, n'avait pas non plus droit de cité sous Hitler. Le concert d'ouverture du festival sera d'ailleurs entièrement consacré à ce "swing" allemand d'avant-guerre. "Ces musiques peuvent être extraites du cadre mémoriel: elles peuvent être légères, pimpantes, gaies...", dit M. du Closel. "Je suis d'ailleurs attentif à ce qu'elles soient toutes de bonne qualité. Il ne faut pas jouer une oeuvre sous le seul prétexte que son auteur a été déporté!", ajoute le chef d'orchestre, lui aussi auteur d'un
livre sur ce thème ("Les Voix étouffées du IIIe Reich"). Nombre de partitions écrites par ces auteurs mis à l'index ont été détruites, ou égarées, et après guerre "il ne restait que très peu de traces de ces oeuvres", selon M. du Closel. "Les nazis, qui voulaient détruire cette musique, ont presque réussi leur coup", se désole le spécialiste, pour qui ces compositions sont encore trop peu jouées.
Le pianiste de Polanski
Dans ce festival atypique qui mêle musique et histoire, certains concerts sont programmés dans des lieux de mémoire, comme celui prévu le 26 novembre dans l'ancien camp d'internement des Milles, à Aix-en-Provence, avec au programme trois compositeurs assassinés dans les camps. Le 14 octobre à la synagogue d'Obernai, on pourra entendre "La vie des machines", une étonnante composition de jeunesse de Wladyslaw Szpilman, le musicien juif polonais dont Roman Polanski a raconté le destin au cinéma dans "Le Pianiste". Également au programme ce soir-là, les "Huit chants populaires juifs" composés en 1947 par Simon Laks, violoniste français d'origine polonaise qui dirigea l'orchestre d'Auschwitz-Birkenau. A travers cette oeuvre, "ce n'est pas seulement le chant juif qui est arraché à la destruction, c'est aussi la musique qui est rendue à la musique", souligne son fils, le philosophe André Laks, dans un hommage publié sur son blog.