Fin de vie. "Je n’ai pas besoin de la loi si un jour j’ai besoin de libérer un patient d’une souffrance", témoigne le médecin de Vincent Lambert

Le débat sur la fin de vie a refait surface avec la convention citoyenne constituée de 184 citoyens. Autoriser le suicide assisté leur semble nécessaire. Pour Eric Kariger, médecin-gériatre, qui a été en charge de Vincent Lambert, la priorité est ailleurs.

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Il est médecin-gériatre depuis près de 30 ans. La fin de vie est son quotidien.

Eric Kariger travaille au CHU de Reims pendant plus de 23 ans et devient chef du pôle gériatrie à l’hôpital Sébastopol. Il est le médecin en charge de Vincent Lambert lorsque ce dernier arrive dans son service dans un état reconnu de conscience minimale. Il est aussi celui qui, en 2013, cinq ans après l’accident de ce dernier, décide d’arrêter les traitements qui maintiennent en vie son patient.

Alors, le faire réagir sur les propositions de la Convention citoyenne, c’est avoir un avis "conscient et responsable" comme il aime à le dire souvent. Et sa première réaction est pour le moins arrogante. "Pour les professionnels du monde palliatif, je dirai que le débat qui est lancé est un débat d’intellectuels et de biens portants. C’est un côté provocateur mais pour tous ceux qui, au quotidien, sont au chevet des plus fragiles, que ce soit dans les établissements médicaux-sociaux, que ce soit dans les unités spécialisées de soins palliatifs, pour nous ce n’est pas la priorité. On peut comprendre les préoccupations des biens portants mais la vraie vie, pour nous, au quotidien, qui accompagnons les gens en fin de vie, ce ne sont pas celles-là. Mais à partir du moment où il y a un choix politique de le mettre au débat, moi qui suis très démocrate, je me réjouis du débat".

La convention citoyenne s’est donc saisi de la fin de vie, il y a quatre mois. L’objectif : répondre à une question posée par la Première ministre Elisabeth Borne. "Le cadre d'accompagnement de la fin de vie est-il adapté aux différentes situations rencontrées ou d'éventuels changements devraient-ils être introduits ?"  Eric Kariger rappelle aussi, avant cela, le travail permanent réalisé par "le Conseil consultatif national d’éthique et notamment à travers son avis 139", mais aussi par l’association française des soins palliatifs. "Sur le plan éthique, on marche sur deux pieds. Celui du droit à l’autonomie qui est fondamental, et celui des solidarités collectives et pas simplement financières. C’est un très beau débat. Il faut simplement entendre les arguments, les attentes et les craintes des uns et des autres et nourrir ce débat. Ce petit tour de table à travers la Convention citoyenne c’est très bien. Mais je pense qu’à un moment donné, si je m’autorise à cela, je donnerai au Président de la République, au Gouvernement et aux parlementaires, quelques précautions. Savoir raison gardée, savoir faire confiance aux professionnels, savoir faire confiance aux familles qui vivent cela au quotidien. Peut-être qu’on a besoin de s’approprier la fin de vie et la mort".

Ce n’est pas une éventuelle dépénalisation et un droit à une mort active et provoquée qui va changer le fond du problème de la fin de vie en France.

Eric Kariger, médecin gériatre

"On nous a fait croire, et la médecine y a contribué, que l’on pouvait tous devenir immortel et que la mort était forcément un drame, pour ne pas dire un scandale, pour ne pas dire une faute. Il faut que l’on se réapproprie la mort dans la vie et ce temps de vie, y compris quand elle est vulnérable, il peut faire sens à condition qu’on ne nuise pas. Mon combat depuis 30 ans, que ce soit dans le champ bénévole, associatif, ou en tant que professionnel de la gériatrie et du palliatif, c’est ma priorité de tous les matins : c’est l’obstination déraisonnable. Et pas que thérapeutique, pas que médicamenteuse". Un combat qu’il a mené face à une partie de la famille de Vincent Lambert. Pendant 11 ans, ce patient a vécu dans un état de conscience minimale, sans amélioration possible. Eric Kariger s’est battu plusieurs années pour stopper cette obstination familiale. C’est ce qui lui a valu son départ définitif du CHU de Reims.

Appliquer la loi existante

600 000 personnes meurent en France chaque année, et parmi elles quelques patients en situations complexes. Et bien sûr la situation de ces personnes doit être une priorité. Le Conseil consultatif national d’éthique a bien évoqué, à plusieurs reprises, ces fins de vie qui peuvent être longues. Et les soignants prennent déjà, et depuis longtemps, en charge ces fins de vie longues et difficiles. Et pour ces cas extrêmement rares, "le fait de devoir provoquer la mort, puisque c’est bien de cela dont il s’agit, activement et intentionnellement, on a déjà un arsenal thérapeutique. La médecine sait arrêter les traitements qui prolongent inutilement la vie. La médecine sait s’autoriser les médicaments à double effets, qui permettent à la fois d’améliorer le confort du patient, mais aussi de réduire sa vie. Et cela sans être condamné comme si j’avais voulu tuer mon malade ou l’assassiner. Aujourd’hui, pour ceux qui le souhaitent, il y a possibilité d’accéder au droit de dormir pour ne pas souffrir avant de mourir, cette fameuse sédation profonde et continue jusqu’à la fin… On a déjà des belles armes.

Nos priorités restent le développement des soins palliatifs.

Eric Kariger, médecin gériatre depuis 30 ans

Ce qui crée les situations scandaleuses dans notre pays, on l’a vécu avec cette triste affaire Lambert, c’est cette médecine qui en fait trop. Mais quand la médecine en fait trop, sans vouloir dédouaner notre responsabilité médicale, c’est rarement d’origine médicale. L’essentiel des obstinations aujourd’hui dans notre pays, elles sont parfois un peu à la demande du patient parce que ce n’est pas facile de mourir, avec la question existentielle de l’après. Cela vient souvent des familles et un petit peu des médecins. Et les médecins, lâchement, ne font que répondre à la demande du plus fort qui est souvent la famille."

Si Eric Kariger se réjouit du débat démocratique, il précise que "cette éventuelle dépénalisation à travers une euthanasie ou un suicide assisté, là encore, c’est une affaire d’intellos. La responsabilité restera la même pour celui qui prescrit ou celui qui pousse (sur la seringue)… Moi, je n’attends rien d’un nouveau texte. Je le dis et le redis, la loi (Léonetti-Claeys, celle en place) me suffit  largement. Par contre il faut que cette loi existante s’applique. Il faut donner les moyens aux professionnels et aux bénévoles de l’accompagnement. Il faut que le soutien aux familles se fasse. Ce n’est pas une éventuelle dépénalisation et un droit à une mort active et provoquée qui va changer le fond du problème de la fin de vie en France".

Eric Kariger juge que les soins palliatifs sont encore "à la ramasse" en France. "Nos priorités restent, et cela a bien été rappelé, par la dernière mission d’évaluation de la loi Léonetti-Claeys du 2 février 2016, le développement des soins palliatifs".

Je n’ai pas besoin de la loi si un jour j’ai besoin de libérer un patient d’une souffrance réfractaire qui résiste à tout.

Eric Kariger, médecin gériatre depuis 30 ans.

Ainsi, pour Eric Kariger, nul besoin d'un droit supplémentaire à la liberté, de choisir l’heure de sa mort, voire même les circonstances. Attention au "bénéfice risque collectif". Lever "cette digue de protection", en dépénalisant le suicide assisté ou l’euthanasie, fait peur aux professionnels de santé. Non pas par le geste qu'il induirait et qu’ils réalisent déjà. "Parce que cette main qui soigne ne peut pas être cette main qui abandonne son malade. Moi dans ces situations de l’extrême et de la compassion, je me sens plus en responsabilité à pousser une seringue s’il y a besoin de le faire que d’abandonner mon malade. Je n’ai pas besoin de la loi si un jour j’ai besoin de libérer un patient d’une souffrance réfractaire qui résiste à tout.

Mais on a tellement peur du danger pour les plus vulnérables de notre pays… Nos amis belges, suisses, espagnols comptent dépénaliser, je ne suis pas sûr que cela règle les problèmes de fin de vie. Mais ils prennent le risque, demain, dans une démocratie qui devient plus fragile, qu’on re-sélectionne des vies qui seraient dites dignes et d’autres qui ne les seraient pas. Je pense qu’il ne faut pas oublier l’histoire. Il est interdit de tuer son prochain. Certes, c’est de culture confessionnelle mais c’est aussi de culture laïque et occidentale. Et la loi, elle, doit rappeler cela.

Je suis à ma place de professionnel et d’élu local, si nos parlementaires venaient à ouvrir la brèche, je ne crierai pas au scandale. Je dirais : on va faire avec et on va continuer à être pro et à se battre pour le développement des soins palliatifs, pour l’accompagnement jusqu’au bout et contre l’obstination déraisonnable. Ce sont mes vrais combats. Aujourd’hui, si c’est une sorte de pseudo-modernité d’alignement sur certains pays européens, nous, notre job, c’est d’alerter sur cette intention qui peut nous mener en enfer si certains en faisaient un mauvais usage".

 

Fragile secteur de la santé

Sa force : ses valeurs. Eric Kariger n’a pas changé un mot de son approche depuis l’affaire Lambert. Il n’a pas de certitudes mais des convictions. Et il avance. Aujourd’hui, directeur médical du groupe Maisons de famille et conseiller départemental de la Marne,
Président de la commission "Insertion et Action Sociale", il dit et redit que les problèmes sont les moyens alloués mais aussi le manque d’intérêt des citoyens concernant leurs droits, déjà existants, en matière de fin de vie.

La médecine palliative et la philosophie des soins palliatifs, ce n’est pas une médecine qui coûte chère en argent mais elle rapporte beaucoup en humanité.

Eric Kariger, médecin gériatre

"Notre grande fragilité du moment, c’est qu’on a un système de santé qui est fragile à tous les étages de la fusée. Moi, je me suis engagé dans une médecine de l’homme avec un grand H. C’est d’abord une médecine de l’humanité entre deux êtres en altérité et, ce qui nous manque aujourd’hui, ce sont des bras pour ne pas dire des vocations. Le temps humain n’a pas de prix mais il a une valeur indispensable. Les professionnels n’ont pas à faire tout, tout seuls. Le malade a sa propre autonomie lorsqu'il s'agit de se gouverner soi-même, de faire ses propres choix. La famille, les proches aidants, doivent trouver toute leur place dans un dispositif d’accompagnement d’une vie qui prend fin. Mais les professionnels doivent pouvoir être là en nombre, la plus grande valeur ajoutée d’un accompagnement, c’est la disponibilité temporelle et, pour cela, il nous faut des bras, il nous faut des professionnels formés. On consacre près de 45% de la richesse nationale aux solidarités et on n’arrive pas à mettre les moyens là où il y a des priorités. Il s’agit, aujourd’hui, de balayer autrement nos politiques sociales et sanitaires et de les adapter aux priorités du 21e siècle et des 20-30 ans qui viennent". C’est mettre en place une vraie politique du vieillissement.

"Le palliatif ça ne coûte pas cher. Je provoque en disant cela mais c’est notre médecine inutile qui coûte très chère. Le médicament de la fin de vie ça ne coûte rien, ce n’est pas comme une xième molécule pour une xième chimiothérapie qui ne servira à rien. On n’a pas besoin de beaucoup d’examens complémentaires. C’est une médecine de confort. On n’a pas besoin d’imagerie à n’en plus finir, des transports en ambulance sans arrêt. La médecine palliative et la philosophie des soins palliatifs, ce n’est pas une médecine qui coûte chère en argent mais elle rapporte beaucoup en humanité".

Eric Kariger répond à toutes les questions sans détour. En assumant depuis longtemps ce qu’il appelle lui-même parfois de la provocation. Mais l’important est d’être entendu. L’important est de mener ce combat pour les patients d’aujourd’hui et de demain. Alors, en tant que gériatre et homme politique départemental, il participe aussi à tout ce qui peut faire avancer les choses. "J’étais au congrès des médecins coordonnateurs, à Montpellier, la semaine dernière. J’étais à une table ronde des assises du soin la semaine d’avant. Je fais régulièrement des interventions pour le monde associatif et, au niveau politique, je suis en lien avec quelques députés locaux sur cette réflexion. J’appartiens à un cercle de réflexion éthique sur Paris : vulnérabilité et société. Mais, modestement, je ne suis qu’un homme. Ce combat, c’est le nôtre. Il ne peut pas être mené par un seul homme. Et, je ne suis pas seul. On a la chance d’avoir une grosse association structurée qui s’appelle l’Association française de soins palliatifs qui milite beaucoup. Mais avec toujours le bémol des militants. Je ne suis pas très à l’aise avec les costumes trop marqués politiquement parce que l’éthique, c’est aussi cette liberté de pensée, de contredire et de se remettre en cause"

Depuis la mort de Vincent Lambert

Aider les gens à réfléchir. Aider les gens à grandir. Former, informer : c’est son combat de tous les jours. Quitte à prendre des coups. En 2015, lorsqu’Eric Kariger décide de partir du CHU de Reims, c’est pour reprendre son souffle et continuer le combat autrement. Arrêter les traitements pour amener Vincent Lambert à quitter ce monde, "je devais le faire. Si j’ai retrouvé un équilibre professionnel, personnel et familial, c’est parce que je l’ai fait. Je peux me regarder dans le miroir tous les matins parce que je l’ai fait. Ce que je regrette, et ce sont des regrets collectifs, c’est le combat mené (par une partie de la famille) entre 2015 et le 11 juillet 2019 (date de la mort de Vincent Lambert). C’est un énorme gâchis collectif. Un gâchis pour son épouse, un gâchis pour ses parents, pour la justice, pour la société. Ca été les quatre années d’obstination déraisonnable".

Pour autant, la fin de vie de Vincent Lambert a fait progresser les textes de loi existants à l’époque. "L’affaire Vincent Lambert, c’est de la jurisprudence. C’est-à-dire que les avancées de la loi Léonetti-Claeys sont directement ou indirectement liées à l’affaire Vincent Lambert. Depuis les directives anticipées opposables, en passant par le fait que les nutritions et l’hydratation soient identifiées comme des traitements, en passant par cette sédation profonde et continue qui doit maintenant être systématique lorsque l’on débranche un malade. Cela modifie profondément les droits du patient".

S’approprier sa mort

Des avancées significatives mais. "ça ne sert à rien de modifier les droits si les patients ne les connaissent pas et s’ils ne s’en servent pas. A l’heure où l’on revendique beaucoup l’autonomie pour ne pas dire l’individualisme, nos contemporains doivent s’approprier en responsabilité leur fin de vie. Ça ne sert à rien de demander une nouvelle loi lorsque l’on ne s’approprie pas l’existant. Aujourd’hui, j’appelle nos concitoyens à prendre en main leur destin avec les lois actuelles. Mais, pour tout cela, il faut que l’on arrête de fantasmer sur la mort. On n’est pas immortel. La vie, c’est un don, quelles que soient les convictions personnelles. Et qu’est-ce qu’on en fait de cette vie ? Quelle est l’exigence que j’ai vis-à-vis de mon libre arbitre, de ma responsabilité. Accéder à la connaissance du droit est primordial. Connaître ce qui est possible et ce que je refuse."

Aujourd’hui, 15% des Français écrivent leurs directives anticipées de fin de vie. Un chiffre qui ne monte pas chez des personnes âgées et porteuses d’une maladie chronique avec un pronostic de vie engagé. "Il ne s’approprie pas leur destin."

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