Elle habite cet immeuble de la rue d’Oseille à Reims depuis 23 ans. Des pannes d’ascenseur, Raphaëlle en a connues… Brèves et sans conséquences graves sur son quotidien. Mais cette fois, le bailleur de son immeuble a décidé de le remplacer, en plein été. Un chantier débuté le 21 juin 2022 et qui, à ce jour, n’est pas terminé. Handicapée, Raphaëlle se sent prisonnière.
Raphaëlle, de son deuxième prénom, a hésité, réfléchi. Après avoir écrit à Médiapart qui a diffusé, sur son blog, son témoignage, elle ne s’attendait pas à ce que la télé, l’appelle. Impossible de montrer "ma tête", comme elle le dit, car pas envie d’être reconnue et surtout pas par son bailleur dont elle craint les représailles. Mais d’accord pour un article pour le site web de France3, mais pas de photos... non plus. Ce qui se passe dans son immeuble de la rue d’Oseille à Reims est, selon elle, "scandaleux". Le chantier de remplacement de l’ascenseur a débuté le 21 juin. "Depuis de longues semaines je n’entends, ni ne vois plus personne". Tout est à l’arrêt, le quotidien de Raphaëlle surtout.
Pas avant le 5 septembre
Ce matin-là à 11 heures, je sonne à la porte de la résidence. Par l’interphone, Raphaëlle me demande si elle peut me lancer ses clés par la fenêtre pour que je puisse relever son courrier. Bloquée dans son appartement au 5e étage, la vieille dame est atteinte d’une polyarthrite rhumatoïde, une maladie dégénérative inflammatoire chronique qui touche les articulations en les déformant et à terme, les détruisant.
Pas de courrier dans la boîte aux lettres, je monte les 5 étages par l’escalier en béton et en colimaçon. Raphaëlle m’ouvre et m’accueille tout sourire. Au téléphone, son humour, parfois caustique, m’avait laissé penser que cette mamie de 82 ans était pleine de ressources. C’est sans aucun doute ce qui la sauve aujourd’hui. Sans cet humour et un moral d’acier, les choses auraient pu tourner bien plus mal.
Coquette avec son rouge à lèvres, elle me fait entrer dans son univers cosi et impeccable. Dans l’entrée, son scooter électrique est plié. C’est avec lui qu’elle est libre de se mouvoir en temps normal. "Je suis bloquée ici. C’est beaucoup trop long". Tout en commençant à répondre à mes questions, Raphaëlle me sert un café. Dans son appartement, elle se déplace avec sa canne anglaise "ma meilleure copine". "J’ai appris avant-hier qu’ils ont prolongé encore de cinq jours la remise en service du nouvel ascenseur. Du 26 août, on passe au 5 septembre."
Lorsque j’ai appelé l’agence d’aide à domicile, la responsable m’a répondu que je n’étais jamais contente
Raphaëlle, 82 ans, bloquée chez elle depuis plus de deux mois.
La protection civile en renfort
"Lorsque j’ai appris par une voisine qu’ils allaient changer l’ascenseur, je me suis dit : 'et bien ce n’est pas trop tôt'". Un ascenseur exigu, Raphaëlle avait peine à y rentrer avec son engin électrique qu’elle était obligée de replier. Un ascenseur plus grand allait enfin lui faciliter la tâche. Mais, à ce moment-là, elle n’imaginait pas les conséquences. Très vite, elle apprend, par son bailleur, qu’en tant que personne à mobilité réduite, elle va pouvoir bénéficier de services particuliers. Une agence d’aide à domicile enverra ses salariés pour lui faire ses courses quand elle le souhaitera. Et la protection civile lui permettra de sortir deux fois par semaine.
"Avant l’arrêt de l’ascenseur, des personnes de la protection civile sont venues avec une crémaillère. Une sorte de transporteur avec des chenilles, m’explique Raphaëlle. Mais c’est fait pour des escaliers droits. J’ai dit aux responsables : je ne monterai pas dans votre engin, tout en leur précisant que les personnes susceptibles de me descendre étaient, ce jour-là, très retraitées. Je n’étais pas très rassurée. Ça les a mis en colère et le responsable m’a fait une leçon de moral."
Raphaëlle est ainsi, elle n’a pas sa langue dans sa poche. Lorsqu’elle a vu la débauche d’énergie qu’il fallait mettre en œuvre pour lui permettre de descendre les cinq étages de son immeuble, elle s’est dit que cela n’était pas raisonnable. "Ils sont revenus, ensuite avec un porteur, une sorte de chaise portée à bras. Il fallait aussi descendre mon scooter. Je ne pouvais pas leur imposer cela deux fois par semaine."
Depuis le 21 juin, Raphaëlle est donc sortie deux fois de son appartement.
"Jamais contente"
Originaire du vignoble champenois, versant sparnacien, Raphaëlle habite à Reims depuis de longues années. Ses deux filles et ses petits-enfants sont loin d’elle. "Dans les premiers temps, ma fille cadette et mon gendre sont venus de Périgueux pour faire mes courses. Ils m’ont fait de bons ravitaillements mais ça n’était pas tenable".
Ma seule vieillesse est dans mes jambes, précise-t-elle. Je souffre d’être enfermée. J’ai l’impression d’être en taule.
Raphaëlle, 82 ans.
Raphaëlle fait donc appel à l’agence d’aide à domicile proposée par son bailleur. "Ce n’est pas simple de confier son argent à des personnes inconnues, explique Raphaëlle. Qui plus est, jamais les mêmes. L’autre jour, une jeune fille est partie avec la liste des courses et n’a pas trouvé les tomates au supermarché. Je m’en suis étonnée, c’est pourtant la saison." Un autre a acheté un rôti de veau de 1,5 kilo au lieu de 500 grammes et n’avait plus d’argent pour le reste. Sans compter les produits qui ne sont pas tout à fait ceux que Raphaëlle achète en temps normal. "Je suis très maniaque, sourit-elle. Lorsque j’ai appelé l’agence d’aide à domicile, la responsable m’a répondu que je n’étais jamais contente".
En taule
Raphaëlle vit tout cela comme une injustice. Gênée de demander de l’aide. Et déçue qu’autour d’elle, on ne comprenne pas son désarroi et son impatience à recouvrer son autonomie et son indépendance. Plus de deux mois sans pouvoir sortir sans contraintes… Elle ne supporte plus cette vie d’enfermement. Comme si, aussi à 82 ans, elle n’avait plus voix au chapitre. "Je suis une vieille-jeune, d’esprit du moins. Ma seule vieillesse est dans mes jambes, précise-t-elle. Je souffre d’être enfermée. J’ai l’impression d’être en taule. En temps normal je sors, trois à quatre fois par semaine. Je vais faire mes courses, chez le coiffeur, au cinéma. Je suis en train de somatiser à m’en rendre malade". Sans compter qu’il fait chaud dans son appartement. "J’ai eu jusqu’à 36 degrés ici..." Et pas moyen d’aller se réfugier à l’abri des grands arbres d’un des parcs rémois.
La première chose qu’elle fera quand l’ascenseur fonctionnera à nouveau ? "Déménager ! précise-t-elle. Cela fait deux ans que j’essaye de partir. Je veux me rapprocher de mes filles et entrer dans un foyer logement pour personnes âgées. J’ai jeté mon dévolu sur le Jura, à mi-chemin pour mes deux enfants". Elle a déjà fait faire les devis pour son déménagement… mais les places sont chères.
En partant, Raphaëlle me confie... sa poubelle et surtout une liste de courses. Je suis certaine, que cette femme "révoltée de tout", comme elle le dit elle-même, continuera "à la ramener de temps en temps". Question de survie ! L’important maintenant est qu'elle puisse reprendre son quotidien de femme libre.