Il remet les pendules à l’heure. Pour l’universitaire lorrain Piero Galloro, spécialiste de l’immigration, le débat actuel sur la loi immigration n’est pas à la hauteur des enjeux. La longue série de textes de loi votés depuis un siècle empêche de voir la réalité des apports de l'immigration dans la société française.
Le débat est vieux comme la France. C’est presque devenu un classique depuis 40 ans : "depuis les années 80, en moyenne, on vote une loi sur l’immigration tous les 18 mois" explique Piero Galloro, sociologue à l’Université de Lorraine et membre du Laboratoire Lorrain de Sciences Sociales (2L2S).
Selon le spécialiste, les premiers remous politiques sur la question datent de la loi de 1889 sur la nationalité : "la démographie est en perte de vitesse, il faut alors créer des Français à toute vitesse, pour enrayer le déclin. Et dès lors, se pose la question de l’intégration des immigrés et des étrangers… C’est à cette époque que naissent les idées de grand remplacement et de préférence nationale".
L’universitaire rappelle la publication par l’écrivain meusien Louis Bertrand de son roman "L’invasion"… en 1907 ! "Or si on regarde la définition de l’invasion dans le dictionnaire, on trouve « pénétration massive, action de se répandre dangereusement », or ce n’est pas ce qui se passe, chiffres à l’appui !" Et c’est même l’inverse puisque la loi du 10 août 1927 favorise la naturalisation : "le pays est exsangue, un million et demi de morts pendant la Première guerre mondiale, on a besoin de main-d’œuvre".
Le mouvement se poursuit avec les ordonnances de 1945, et pendant toute la période des Trente Glorieuses, pour s’achever dans les années 80 avec la crise économique qui secoue toute la planète. "Ensuite, on voit un défilé continu de lois tous les 18 mois en moyenne, Pasqua en 1986, Joxe en 1989, Cresson en 1993, Pasqua encore en 1996… Sarkozy en 2003 ! On assiste au développement de l’idée d’une immigration dangereuse, sur fond de guerre du Golfe, d’attentats en France, d’élections algériennes gagnées par les islamistes. La question devient récurrente dans le débat politique, et devient un enjeu de sécurité".
La réalité des chiffres face aux fantasmes
Histoire de remettre l’Église au milieu du village, l’universitaire en appelle au démographe François Héran pour appuyer son propos. Ce dernier travaille également à démonter les mythes et les clichés autour de la "supposée hyperattractivité du système social français pour les candidats à l’immigration", comme il l’écrit dans une tribune du quotidien Le Monde le 4 octobre dernier : "non seulement le système social français n’attire pas la misère du monde, mais il n’attire même pas les citoyens de l’UE, pourtant libres de s’installer chez nous. Quand on classe les pays selon la part d’immigrés nés dans l’Union, la France se situe largement sous la moyenne".
Le titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France appuie par des chiffres son propos : "sur la décennie 2013-2022, la France est restée à la traîne de l’Union européenne [UE]. Elle n’a enregistré sur cette période que 3 % des demandes déposées en Europe par les Syriens, contre 48 % pour l’Allemagne. Elle a fait davantage pour les Afghans, surtout depuis la chute de Kaboul: 11 % des demandes qu’ils ont présentées en Europe l’ont été en France, mais c’est encore loin des 34 % parvenues en Allemagne. L’octroi de l’allocation pour demandeur d’asile n’a pas permis d’attirer chez nous plus de 4% des Ukrainiens bénéficiant de la protection temporaire en Europe".
Pour un enseignement de l'histoire de l'immigration en France
Piero Galloro a beaucoup travaillé sur l’immigration en Lorraine, liée à l’essor des mines et de la sidérurgie. Il a notamment décrit la peur de l’Italien depuis la fin du XIXᵉ siècle, accusé d’être "un anarchiste, de voler le pain des Français, de séduire leurs femmes". Il rappelle le massacre d’Italiens à Joeuf au début du XXᵉ siècle, où certains ont été jetés dans les hauts fourneaux… : "il manque en France un enseignement de l’histoire de l’immigration. Quand j’interroge mes 300 élèves de première année, très peu me disent qu’ils ont suivi des cours sur la question. Vaguement sur la colonisation… ça en dit long sur le chemin à parcourir pour admettre que la France est un pays d’immigration, qu’elle fait partie de son histoire, et qu’elle a contribué à l’enrichir. Nous rencontrons aujourd’hui les mêmes difficultés qu’en 1880 : la natalité est en baisse, et on peine à trouver des bras pour occuper les emplois disponibles".
François Héran fustige également dans le quotidien Libération la tentation du repli : "il ne suffit pas de cultiver une image de pays accueillant, il faut l'entretenir par une politique active et tenir son rang. Présenter l'immigration comme étant un facteur qui met fin à la continuité historique, c'est puéril. C'est d'ailleurs une formulation euphémisée du grand remplacement qui (…) repose sur plusieurs erreurs, dont la plus profonde, à mon sens, consiste à figer les contours de la majorité censée représenter le cœur de l'identité nationale. De nos jours, mis à part quelques racistes attardés, qui peut encore nier la francité des personnes porteuses d'un patronyme juif, espagnol ou arménien ? La notion même de l'identité française n'a cessé de s'élargir au fil des générations, elle continuera de s'étendre à l'avenir, en incluant les patronymes de toutes origines".
Piero Galloro questionne également la notion d’intégration : "depuis toujours, on voudrait que les immigrés viennent et se débarrassent de leur culture, de leur langue et de leurs traditions… comme s’il fallait que la France reste intègre et ne change pas avec l’arrivée des immigrés. C’est absurde ! Et particulièrement en Moselle, où la plupart des Mosellans ont des grands-parents qui ont été allemands avec l’occupation".
Il conclut par un pied de nez : "au Luxembourg, plus de la moitié de la population est étrangère, est-ce que ça pose problème dans le pays le plus riche du monde ?". Les débats actuels entretiennent la peur de l’autre, "et les gens ont parfois envie d’avoir peur", affirme Piero Galloro qui prend la suite de… Machiavel lorsqu’il écrivait : "un peuple qui a peur est un peuple qui se gouverne facilement".