Il aura fallu la loi anti casseur de 1970 pour que les conditions de vie carcérales soient enfin révélées et dénoncées. Quel lien entre ces deux événements ? Comment les lignes ont bougé et qui a mené la lutte; c'est tout l'objet du documentaire "Dans nos prisons, une histoire de lutte" à voir en replay.
Quel lien peut-il y avoir entre une loi faite pour bâillonner les militants de gauche et faire payer les casseurs, deux ans à peine après Mai 68, et la révélation des infamies commises dans le secret des prisons ? Comment les méfaits perpétrés dans l'impénétrabilité de l'univers carcéral ont été dénoncés pour rétablir de l'humanité dans le système pénitentiaire ? Dans "Dans nos prison, histoire d'une lutte" la documentariste Lise Baron revient sur les actions militantes des années 70 qui ont permis aux détenus de s'exprimer et de faire valoir l'application de leurs droits fondamentaux. Voici trois raisons de suivre ce documentaire en replay.
1Comprendre la genèse d'une lutte
Il n'avait sûrement pas imaginé les conséquences collatérales de sa loi anti-casseurs, Raymond Marcellin, alors ministre de l'Intérieur sous Pompidou. Il l'avait promulguée, après les événements de Mai 68, afin de lutter contre les débordements dans les manifestations. Résultat, de nombreux militants de gauche se retrouvent en prison au tout début de la décennies 1970. "En juin, il y a cette fameuse loi anti-casseurs qui va permettre à la police d'arrêter un certain nombre de militants ; les actes militants élémentaires étant considérés comme des actes de délinquance. Si bien qu'au mois d'août, il y a 200 militants incarcérés dans 162 prisons", constate Danielle Rancière (ex-professeure de philosophie, membre de la Gauche prolétarienne).
Et c'est une population différente de celle qui remplit habituellement les prisons. Une population militante qui découvre et refuse les conditions de vie dans celles-ci. [Ce sont] "(...) les résistants, les collaborateurs, l'OAS, les Mao, des gens dont le destin n'était pas orienté vers la prison (...) Et ils se trouvent confrontés à une forme de misère et d'humiliation qui les choque", explique Daniel Defert (ex-sociologue à l'université de Vincennes et membre de la Gauche prolétarienne). La parole de ces militants emprisonnés surgit et la lutte s'engage.
2Suivre la dynamique de cette lutte
Il suffit de quelques militants indignés, il suffit d'une personnalité reconnue qui peut porter la parole, et les idées fusent, le combat s'organise. Parmi les intellectuels présents aux premières manifestations qui dénoncent les conditions intolérables de vie dans les prisons, Sartre et surtout Michel Foucault. Le sociologue a travaillé quelques années auparavant sur la folie, et la notion d'enfermement est au cœur de ses préoccupations.
On lui suggère de mener une commission d'enquête sur l'univers carcéral; il rejette l'idée mais propose à son tour un groupe d'information pour recueillir le vécu des prisonniers : ainsi nait le Groupe d'information sur les prisons (GIP). Un questionnaire est élaboré : il ne reste plus qu'à le faire remplir. Pas si simple. Daniel Defert, militant de la première heure explique : "Nous avions le problème d'acheminer ça secrètement dans les prisons. Donc il a fallu trouver dans le personnel des gens qui étaient scandalisés par la manière dont les choses se déroulaient." Il fallait trouver d'autre moyens de faire parvenir le questionnaire aux détenus. Alors, devant les prisons de Fresnes, de Fleury-Mérogis, ou de la Petite Roquette, les militants se mêlent aux files d'attente des familles qui viennent visiter leurs proches.
Jacques Donzelot raconte : "C'était facile de voir qu'on n'était pas des policiers déguisés et dès lors qu'ils avaient regardé le questionnaire, ça faisait tilt." Et de samedis en samedis, les militants arrivent à gagner leurs confiance et à distiller les questionnaire au cœur des prisons. Et le réseau interne prend le relais : les questionnaires circulent en sous-main, tandis que ceux qui ne reçoivent pas le formulaire rédigent leurs témoignages sur papier libre. Le GIP croule sous le courrier de toute la France pénitentiaire, les témoignages affluent, bruts, sordides, insoutenables. Daniel Defert se souvient "Nous avions en face de nous des gens cachés, invisibles, honteux, stigmatisés, qui, quand ils sortaient de prison n'osaient pas en parler; il n'y avait pas de discours sur ce que c'était que la pénitentiaire." Une parole donnée, puis libérée.
3S'approprier le combat pour retrouver sa dignité
L'extinction inopinée des lumières, l'œilleton qui observe à l'improviste, les fouilles, le mitard, la nourriture, l'insalubrité, en un mot les humiliations ressurgissent. Et s'en est trop. À Toul, une première émeute éclate. La psychiatre, Edith Rose soutient les détenus, scandalisée par les punitions que ses patients subissent. Les aumôniers, prêtre et pasteur aussi les comprennent. Puis bientôt c'est à Nancy, que d'autre détenus, parvenus sur les toits brandissent au petit matin des banderoles où il est écrit "ON A FAIM", "ON A FROID".
Les Français découvrent la réalité de leur système carcéral. Et le gouvernement, croyant mettre un terme à ces mutineries en privant les détenus de leur colis de Noël, met en réalité le feu aux poudres. 35 révoltes s'enchainent. L'historien Philippe Artières l'affirme : "On pourrait croire que ces questionnaires ont pu susciter ces révoltes, mais il n'en est rien. Ce n'est pas le GIP qui a déclenché les révoltes dans les établissements. Ce n'est pas le GIP qui a suscité ce phénomène d'intolérance d'un certain nombre d'acteurs : je pense à la psychiatre de Toul qui décide que ce n'est plus tenable." La suite, c'est le traditionnel branle-bas de combat de la démocratie : les avocats, comme le futur ténor Henri Leclère, les artistes, comme Ariane Mnouchkine et son Théâtre du Soleil, la presse écrite, radio et télé avec les Dossiers de l'écran et enfin les politiques qui revoient leur copie; le président Giscard allant même rendre visite à des détenus en prison.