Installé près de Saint-Avold (Moselle), Jeff Blue Bad Box, est diplômé de la prestigieuse école Boulle de Paris. A cinquante ans il se consacre à la musique, et à la fabrication d’instruments à trois ou quatre cordes, dont le corps de résonance est une boîte de cigares.
Sur les stands d’à côté trônent fièrement des guitares et des amplis sur mesure, flambant neufs. Ses instruments à lui détonnent, forcément. Mais Jeff s’en amuse. S’il expose au festival Vach’de Rock ce samedi 17 septembre 2022, à une dizaine de kilomètres au nord de Nancy (Meurthe-et-Moselle), c’est davantage pour se raconter, et tenter de transmettre ce qui l’anime depuis son adolescence : les musiques noires américaines, le blues des esclaves, leur incroyable soif de rythmes et de mélodies.
"Malgré leurs conditions de vie terribles, ils n’ont jamais renoncé à faire de la musique, certains avaient même encore en tête les instruments traditionnels qu’ils utilisaient en Afrique" raconte le quinquagénaire souriant, "du coup, ils ont pris ce qu’ils avaient sous la main, une bassine, une planche à laver le linge… une boîte de cigares, à laquelle ils ont collé un manche de fortune et des cordes : la cigarbox est née, vers 1850".
Instruments de fortune
Jeff empoigne sa dernière réalisation : le corps se compose d’une boîte de cigares du Venezuela. Le carton est percé de deux trous pour la résonance. Le manche est taillé dans du sapin : "de la récupération à quasi 100%, il n’y a que les mécaniques et les cordes que je dois acheter". La cigarbox est accordée de telle manière qu’elle produit un accord avec les cordes à vide.
Le manche ne comporte pas de frettes, on le joue avec un "bottleneck", un goulot de bouteille en verre passé au bout du doigt. Le modèle made in Chavez sonne étonnement rond, avec un sustain enjoué. Dans les doigts du Mosellan, l’instrument transporte immédiatement de l’autre côté de l’Atlantique : "ma mère collectionnait les vinyles, elle m’a fait découvrir les musiques des années 40 et 50, je suis tombé dedans".
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A la vingtaine, il intègre l’école Boulle à Paris, école d’arts appliqués, section ébénisterie. La semaine en cours à apprendre son métier, le week-end à écumer les bars comme harmoniciste puis guitariste dans des groupes de blues, de punk, de ska : "il y avait une grande effervescence à Paris au début des années 90 pour ces musiques-là, j’avais une vie remplie de musiques".
Retour en Lorraine
Son diplôme en poche, le service national l’amène en Alsace, puis retour sur les terres de son enfance, en Moselle-Est. Il travaille dans plusieurs entreprises, comme ébéniste : "j’ai toujours été un ouvrier, je ne voulais pas être patron. Mes convictions sont ancrées à gauche, je trainais à Paris avec des skinheads de gauche (Redskins), on se frittait souvent avec ceux de l’autre bord, j’y ai laissé des dents, et fait peur à ma mère".
En Lorraine, le musicien poursuit sa double vie : ouvrier la semaine, rockeur le week-end. Jusqu’à la quarantaine : "ma boîte ferme, je n’arrive pas à me reconvertir, ni à toucher le RSA, après deux ans de chômage, je suis à la rue, littéralement". Il remonte la pente, grâce aux cigarbox : "il y a cinq ans je me suis lancé, pour moi, et pour faire plaisir aux autres".
Son savoir-faire d’ébéniste lui facilite la tâche, mais il refuse l’élitisme du milieu de la musique : "je suis un anti-luthier ! Je fais avec de la récupération, pour rester dans l’esprit de l’instrument. Je pourrais faire des finitions de malade, mais pour les cigarbox, je m’en tiens à l’original. Là-dessus, je suis un puriste". Et pour se fournir en boites, "tous les buralistes de Moselle me connaissent, dès que je rentre, ils savent que je vais leur demander s’ils ont des boîtes de cigares vides !"
Jeff s’autorise heureusement des pas de côté, à la demande de ses clients, ou pour s’aventurer ailleurs. Il électrifie certains modèles, les dotent de manches de guitares, et a même conçu une contrebasse cigarbox ! "En forme de cercueil" s’amuse l’artisan sans statut, "ça doit rester abordable, sinon ça ne veut plus rien dire". Il en a déjà fabriqué une cinquantaine, qu'il montre par le bouche à oreilles, sur les réseaux sociaux, et les salons ou les festivals. Pas de quoi sortir un salaire : "surtout pas ! Ma vie c’est la musique, je ne possède rien, sinon mes vinyles et mes guitares, et c’est très bien comme ça".